Marc Bloch : un historien au service de la République

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Le samedi 23 novembre 2024, Emmanuel Macron annonçait à Strasbourg la panthéonisation prochaine de Marc Bloch. Bien que servant à redorer l’image plus que ternie du président de la République, cette panthéonisation est légitime car l’homme qui va entrer dans ce temple de la République est aussi exceptionnel que malheureusement peu connu de l’ensemble des Français. Historien novateur, patriote convaincu et républicain passionné, revenons sur l’histoire et l’héritage d’un des universitaires les plus importants du XXe siècle.


Marc Bloch, le nom de cet homme n’est que peu connu, hormis dans la communauté des historiens ou des passionnés d’histoire. Mais cette panthéonisation sera l’occasion de le faire connaître à ceux qui n’avaient pas eu vent de son engagement dans la résistance, ainsi que de son apport à l’histoire scientifique.

De la formation d’historien au renouvellement de sa discipline

Marc Bloch naît en 1886 à Lyon dans une famille juive non-pratiquante. Elève excellent, il intègre l’Ecole normale supérieure en 1904 et devient agrégé d’histoire en 1908. Durant sa formation comme d’historien, Bloch est influencé par son voyage en Allemagne. Depuis la guerre franco-allemande de 1870, une « crise allemande de la pensée française » influence les intellectuels français, voyant dans la victoire allemande une supériorité du système éducatif et militaire de l’ennemi d’outre-Rhin, d’où un sentiment de nécessité de réformer la France moralement. C’est le cas d’Ernest Renan, dans sa Réforme intellectuelle et morale, mais aussi des historiens qui voient dans la forme des séminaires des universités en Allemagne une nouvelle façon d’enseigner. Le savoir doit se construire par des discussions collectives, entre étudiants et professeurs.

Imprégné de ce que l’université allemande lui a enseigné lors de son séjour en 1907-1908, mais aussi des critiques de la sociologie d’Emile Durkheim et de François Simiand, il remet en question la vision de l’Histoire de ses maîtres, appartenant à l’école méthodique d’Histoire, aussi appelés « positivistes ». Les historiens de cette école, tel Charles Segnobos, Charles Langlois, Gabriel Monod ou Ernest Lavisse, considèrent que l’Histoire comme discipline doit se doter d’une « méthode » à la manière des sciences exactes. L’idée d’introduire la méthode scientifique en histoire vise à la séparer de l’art et la littérature, auxquels elle a souvent été associé, empruntant à cela la même scientificité dont la sociologie se dote au début du XXe siècle. L’historien doit se détacher de son environnement et de ses propres goûts, les sujets sont déterminés objectivement par les sources, qui montrent des faits. Cette école de pensée privilégie des sujets restreints, liés à l’histoire politique, diplomatique et militaire. Mais Marc Bloch, et d’autres historiens comme Lucien Febvre, considèrent que cette approche de l’histoire est réductrice, bien que la méthode préconisées par les « positivistes » soit saluée.

Marc Bloch et Lucien Febvre, lorsqu’ils fondent la revue Annales en 1929, veulent décloisonner l’histoire. La considérant comme une science, mais échappant à la rigidité des lois et structures qui appartiennent aux sciences dures, l’histoire doit être la reine des sciences sociales : elle utilise les outils de l’économie, de la sociologie ou de la géographie sociale, tout en gardant sa spécificité, l’historicité, c’est à dire l’analyse des phénomènes dans la durée, dans le temps. Cette approche de ce qu’on commence à appeler « l’école des Annales » privilégie une histoire collective, plus que celle des « grands hommes », une histoire plurielle – plus seulement cantonnée à la politique et à la diplomatie – mais aussi à l’histoire économique, sociale, environnementale, culturelle et des mentalités. Cette nouvelle école historiographique prend conscience que l’écriture même de l’histoire s’opère dans un certain contexte, qu’une histoire de l’écriture de l’histoire (l’historiographie) doit être faite. Et c’est cette perception de l’histoire qui conduit Marc Bloch à s’intéresser à sa propre époque.

Cette nouvelle école historiographique prend conscience que l’écriture même de l’histoire s’opère dans un certain contexte.

Un universitaire engagé à l’épreuve du combat

L’engagement de Bloch comme universitaire est très lié à la manière dont il pense l’histoire et le métier d’historien, idées qu’il consigne dans son ouvrage écrit pendant la Seconde guerre mondiale et s’intitulant Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien. Celui-ci, en plus de livrer ses leçons sur ce qu’est l’histoire et ce qu’est l’historien, montre que ce métier est celui d’hommes s’intéressant au présent, que l’utilité de l’historien est de mieux éclairer les sociétés passées pour mieux comprendre le présent.

L’utilité de l’historien est de mieux éclairer les sociétés passées pour mieux comprendre le présent.

L’histoire sert les hommes dans leur recherche de connaissances scientifiques sur des objets divers, en montrant leur évolution dans le temps. L’historien n’est donc pas un homme terré dans sa tour d’ivoire, complètement détaché de son sujet de recherche et n’ayant que mépris pour son temps. Non, l’historien est un homme du présent, il choisit ses sujets selon ses préoccupations, ses intérêts et celles de son époque. L’historien ne doit cependant pas être un juge. Certes, il a ses biais, mais il doit avoir une tâche principale que s’attache à éclairer Bloch. Comprendre ce n’est pas justifier, comprendre ce n’est pas accepter, comprendre ce n’est adhérer, comprendre ce n’est pas récuser ni entacher, comprendre, c’est éclairer. Et c’est ainsi que Bloch fait l’apologie d’un métier qui doit à la fois garder sa conscience professionnelle, celle d’un artisan qui suit les règles de sa corporation, mais qui choisit l’objet de son savoir-faire dans son atelier. 

Mais voilà que le 28 juillet 1914, l’Europe s’embrase et bientôt avec elle, le reste du monde. Bloch, comme tant d’autres de ses concitoyens, est mobilisé et devient officier (chose commune pour les mobilisés avec un certain niveau d’études). De cette mobilisation, Bloch retiendra le comportement de ses frères d’armes dans cette guerre d’un genre nouveau. C’est ainsi que dans un article sur la diffusion de fausses nouvelles pendant la guerre, Bloch s’intéresse à la manière dont les informations du front et de l’arrière sont déformées ou tronquées. Un article qui a encore toute sa pertinence aujourd’hui, à l’heure où nous sommes noyés sous l’information rapide et souvent trop parcellaire.

La guerre finie, l’historien participe dès 1919 à l’installation de l’université française dans Strasbourg, reprise à l’Allemagne. Une politique universitaire qui vise à montrer que la France s’occupe de ses anciennes provinces perdues revenues dans le giron national. Cette mise en valeur permet à la capitale de l’Alsace de devenir l’un des plus grands centres de savoir de France, n’ayant pas à rougir face à Paris. C’est donc dans la Faculté de lettres strasbourgeoise que Bloch devient chargé de cours d’histoire du Moyen-Âge puis obtient une chaire consacrée à son enseignement en 1927. Il devient un universitaire reconnu, et c’est dans cette ville que s’ébauche ce qui sera le courant de pensée de « l’école des Annales » avec Lucien Febvre. Mais Bloch n’est pas qu’un historien, c’est aussi un homme engagé politiquement : ainsi, son horreur du fascisme montant le poussera à signer le manifeste des intellectuels contre le fascisme dans les années 30. 

Son horreur du fascisme montant le poussera à signer le manifeste des intellectuels contre le fascisme.

Hélas, la guerre éclate une seconde fois. Agé de 53 ans, trop vieux pour être mobilisé, il s’engage pourtant comme volontaire pendant la Bataille de France en 1940.  Le frêle universitaire, qui a montré déjà ses vertus de soldat lors de la dernière guerre, se surnomme lui-même « le plus vieux capitaine de l’armée française ». Toujours avec sa volonté d’analyser le monde qui l’entoure, de parler plus que jamais du présent comme historien, il commence à ébaucher un ouvrage qui sort après la guerre : L’Etrange défaite. Dans cet ouvrage exceptionnel, réalisé pourtant sans l’aide d’archives ni du recul nécessaire, Bloch décrit avec finesse l’effondrement de l’armée française et des institutions, considérant que la défaite française n’est pas le fruit d’une décadence (Bloch savait que l’histoire est par excellence la science des changements et que l’histoire n’est ni cyclique ni une progressive dégénérescence) mais plutôt le fruit d’une « faillite intellectuelle et administrative » de la part des dirigeants politiques et militaires. Ici, la faute n’incombe pas à l’ensemble d’une société ni aux moyens matériels ou à la combativité d’une armée française qui restait l’une des plus puissantes de l’époque, mais à la doctrine caduque de ses généraux, à une hiérarchie trop rigide, embourbée dans l’administratif et n’ayant pas tiré les leçons des événements et changements technologiques militaires de l’entre-deux-guerres.

Mais alors que le régime de Vichy se met en place, et avec lui tout un ensemble de mesures répressives à l’égard des Juifs, Marc Bloch échappe pendant un temps à ces mesures. Intérieurement, Bloch s’oppose à ce régime né de la défaite qui a aboli tout en quoi il croyait – il était un « fou de la République » comme l’écrit l’historien Pierre Birnbaum. Ce régime le renvoyant à ses origines juives le révulse, lui-même raconte qu’il « ne revendique jamais [son] origine que dans un cas : en face d’un antisémite », preuve vivante d’un homme qui ne s’est jamais revendiqué que comme Français et adhérant au principe selon lequel la nation française est une patrie universelle, héritée de la Révolution française.

Un homme qui ne s’est jamais revendiqué que comme Français et adhérant au principe selon lequel la nation française est une patrie universelle, héritée de la Révolution française.

Il enseigne même à l’université de Montpellier jusqu’en 1942, Paris étant occupé par les Allemands. Alors que la Zone Sud (détenue par Vichy) est envahie à son tour par les Allemands, Bloch part en clandestinité et rejoint les réseaux de résistance, dont il devient un des chefs dans la région lyonnaise. Pendant ce temps, les activités interrompues de la revue des Annales reprennent malgré la recherche de Bloch par les occupants, sous la direction unique de Lucien Febvre, passant à la postérité comme égoïste (alors que Bloch a finalement accepté que la revue paraisse de nouveau). Arrêté à Lyon le 8 mars 1944, il est torturé par la Gestapo et interné à la prison de Montluc ; il est finalement assassiné avec 27 autres résistants par la Gestapo à Saint-Didier-de-Formans le 16 juin 1944, soit 10 jours après le débarquement allié en Normandie.

Un héritage multiple : le monde universitaire et les récupérations politiques

Après la mort de l’historien-résistant, les premiers gardiens de sa mémoire se montrent être son confrère Lucien Febvre, mais surtout son fils Etienne Bloch. Dès juin 1945, la Sorbonne s’incline sur la mémoire d’un des meilleurs des universitaires qu’ait perdu la France. Mais le nom de Marc Bloch est resté cloisonné dans les milieux universitaires. L’esprit de la revue se diffuse après guerre sous la houlette de Febvre et des successeurs de l’école comme Fernand Braudel, Camille-Ernest Labrousse Jacques Le Goff ou Georges Duby. L’histoire s’est nourrie des débats sociologiques et philosophiques apportés par Michel Foucault, en France, puis par un retour à une échelle plus petite, moins collective dans les années 1970 avec la microhistoire. Ses ouvrages sont cependant édités dans de nombreuses langues et Bloch est très lu aux Etats-Unis. Aujourd’hui, c’est Bloch qui est avant tout abordé lorsque les étudiants en histoire apprennent l’historiographie (l’histoire de l’histoire), parfois aux dépens de Febvre.

L’histoire des « grands hommes » ou l’histoire-bataille est restée dans les milieux de certains journalistes et de petits commentateurs de l’histoire, qui font fi des travaux existants et de la diversité des sujets. Il faut citer à ce titre l’indétrônable Stéphane Bern, roi de l’audimat avec son émission Secrets d’histoire, ou encore Franck Ferrand avec L’ombre d’un doute et Lorant Deutsch avec sa série des Métronome, bourrés d’erreurs factuelles et d’interprétations. Ceux-là font du roman national de bas étage, s’intéressant aux puissants et à leur vie, jamais (ou presque) au peuple, avec un manque cruel de vérification des faits, quitte à dire n’importe quoi sur l’histoire de France. Marc Bloch n’était pas des tenants du roman national exalté mais il aimait profondément l’histoire de son pays : « Il est deux catégorie de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération », une phrase souvent dévoyée de son sens complet complet.

Marc Bloch n’était pas des tenants du roman national exalté mais il aimait profondément l’histoire de son pays.

Cette phrase montre que l’histoire de France est une et indivisible, qu’on ne peut retrancher une partie car ce serait mutiler la France et son histoire. Néanmoins, elle n’entre pas en contradiction avec l’exigence toujours plus grande de rigueur intellectuelle et de probité dans les travaux historiques. En cela, et contrairement à ceux qui ont voulu le rapprocher de Bainville, l’historien monarchiste et maurrassien, Marc Bloch est bien plus proche de Michelet, le républicain et libre-penseur. Cette figure qui n’a jamais appartenu à aucun parti ni mouvement, mais qui avait une sensibilité sociale très forte. En parlant du Front populaire dans L’Etrange défaite, il dit : « Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante à laquelle on s’étonne qu’aucun coeur bien placé ait pu rester insensible ». 

Le nom de l’universitaire commence à se faire un peu plus connaître dans les années 1990 avec l’apposition de celui-ci sur des centres universitaires en France mais aussi en Allemagne, ainsi que des promotions de grandes écoles administratives et militaires. Mais Marc Bloch devient aussi une personnalité dont la figure irréprochable est repris par un large spectre politique. Le projet d’une « Fondation Marc-Bloch » voit le jour sous l’influence du Mouvement des citoyens de Chevènement jusqu’à des personnalités de la droite républicaine. Une fondation, qui se veut le pendant « souverainiste » de la « Fondation Saint-Simon », rassemble les opposants à la mondialisation libérale et souhaitant le renouvellement du pacte républicain. Cette fondation s’appellera finalement « Fondation du 2-Mars » née en 2000, Etienne Bloch refusant que son père soit récupéré politiquement, et ayant commencé des démarches judiciaires à son encontre. Mais Bloch fait toujours l’objet de beaucoup d’autres récupérations, notamment à droite, partant de Nicolas Sarkozy jusqu’au clan Le Pen. A la mort d’Etienne Bloch, le soin de garder la mémoire et le nom de l’historien médiéviste appartient à Suzette Bloch, la petite-fille de celui-ci. Celle-ci s’insurge avec Nicolas Offenstadt de l’usage de son grand-père par le président Nicolas Sarkozy en 2009. Dans une tribune parue dans Le Monde, elle affirme qu’« Il n’aurait pas approuvé cette idéologie nationaliste malsaine ». Depuis lors, Marc Bloch est devenu, mais encore très discrètement, une figure tutélaire qu’on invoque.  

Que dire aujourd’hui de Marc Bloch ?

Que dire aujourd’hui de Marc Bloch ? Historien visionnaire amoureux de son pays, aimant son histoire de manière sentimentale sans tomber dans les travers d’une histoire aveuglée par le roman national sans nuance ni d’une histoire qui ne vise qu’à juger et à « déconstruire » tout (mot utilisé à tort et à travers et ne désignant pas ici analyser), pour cacher voir renier une part du passé, ou le manipuler idéologiquement pour que les faits entrent dans des cases prédéfinies. Marc Bloch, c’est l’amour de l’histoire (et notamment de France) expurgé de la nostalgie, régulé par la raison de la rigueur scientifique et d’une approche multidisciplinaire de cette science du passé.

Marc Bloch c’est l’amour de l’histoire (et notamment de France) expurgé de la nostalgie, régulé par la raison de la rigueur scientifique et d’une approche multidisciplinaire de cette science du pass

Référence absolue dans le renouvellement de l’histoire, il est aussi devenu  l’objet des réappropriations politiques de nombreux camps politiques. Que pensait Marc Bloch ? Politiquement, on ne lui connaît aucun encartage dans un parti politique. On peut dire par contre avec certitude qu’il était patriote et républicain, il croyait en l’universalisme et en une nation ne reniant pas son histoire, il s’opposait aux régimes fascistes et n’avait que sympathie pour les luttes sociales des ouvriers.

Il était patriote et républicain, il croyait en l’universalisme et en une nation ne reniant pas son histoire, il s’opposait aux régimes fascistes et n’avait que sympathie pour les luttes sociales des ouvriers.

Nous ne connaissons pas les idées de Marc Bloch sur le sujet, et peut-être ne les connaîtrons-nous jamais. Pourtant, le président de la République et certains médias s’emploient à le présenter sous un prisme spécifique, apposant des étiquettes confortables pour le camp présidentiel afin de s’accaparer une fois de plus un symbole. Disons-le franchement : être « Européen » ne signifie rien en soi, et encore moins pour Bloch, qui ne s’est jamais revendiqué autrement que comme Français. « Européen » est un gentilé désignant un habitant de l’Europe, ou, dans la vision présidentielle, une personne engagée dans la construction européenne ou partisane de celle-ci. Rien dans les écrits de Marc Bloch ne permet de le qualifier de fédéraliste européen. Quant à son éventuel soutien à la réconciliation franco-allemande, il ne peut être affirmé qu’avec un prudent « peut-être ». Il est donc essentiel de rappeler qu’il n’existe pas de récupération politique « acceptable » lorsqu’elle consiste à déformer, recouper ou travestir la réalité historique.


Marc Bloch était un combattant et résistant, ayant toujours eu foi en son pays et en ses valeurs. Soucieux du présent en explorant le passé, transformant l’histoire en une science gardant sa méthode, mais cherchant à s’émanciper d’une vision trop restreinte et cloisonnée, il privilégiait la curiosité scientifique aux préjugés hâtivement énoncés. Sa devise éternelle gravée sur sa pierre tombale doit encore et toujours nous guider : dilexit veritatem (J’ai chéri la vérité). 

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