Ressusciter la dignité politique – Entretien avec Gaël Brustier

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Gaël Brustier est politologue et conseiller politique. Il a notamment été collaborateur d’Arnaud Montebourg. Auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels A demain Gramsci en 2015 et Du Désordre idéologique en 2017, il signe cette année un cours essai au propos étonnant.

Son dernier livre, Les analphabètes au pouvoir, mobilise l’actualité récente pour mettre en lumière les symptômes d’un analphabétisme sévissant sur nos élites : celui de l’ignorance du temps long de l’histoire. Par un contraste original, il distille les leçons qu’il tire de la figure franciscaine et de ses vertus, incarnées par le Père François-Joseph, éminence grise de Richelieu, ou encore celle du Pape François.


Gavroche : Lorsque vous débutez votre essai par la présentation du Père Joseph, vous évoquez une situation presque idéale, où les élites ne sont pas déconnectées du peuple qu’ils sont censés servir. Aujourd’hui, qui sont les conseillers des élites ? Que nous apprend le film Alice et le Maire que vous mentionnez dans votre essai ?

[N.B. : Alice et le Maire, réalisé par Nicolas Parisier en 2019, raconte la rencontre entre une jeune philosophe et normalienne jouée par Anaïs Demoustier et un maire socialiste de Lyon — joué par Fabrice Luchini. La jeune diplômée a en effet été recruté pour aider l’élu, à penser à nouveau et à prendre du recul.]

Gaël Brustier : Ce film donne à voir des scènes que j’ai pu vivre à certains moments de mon investissement professionnel. C’est troublant de voir porté à l’écran un homme politique assez épuisé, aux idées stérilisées par l’exercice du pouvoir. Le jeu de Luchini est très juste sur ce plan. C’est finalement en se remettant à lire dans la relative solitude de son appartement qu’il retrouvera du « jus ».

Il faut avoir à l’esprit que la géographie sociale des personnes qui nous dirigent et de ceux qui les commentent représente une toute petite France. Elle ne fréquente quasiment jamais celle de la désindustrialisation. Leur déconnexion progressive avec le peuple, leur repli dans l’entre-soi, en arrive au stade du sauvetage psychologique. Les Franciscains, aujourd’hui, sont à l’opposé de ce schéma, vivant dans les villes, mais au milieu des pauvres. En Italie, en Corse, dans les îles de Méditerranées, les Capucins viennent ainsi au secours des migrants. Voilà huit siècles que cette force du message Franciscain perdure. Pour nos élites, la première étape serait déjà d’apercevoir les pauvres par la fenêtre de leur taxi.

La géographie sociale des personnes qui nous dirigent et de ceux qui les commentent représente une toute petite France.

Les élites actuelles ont également une grande difficulté à se projeter dans l’espace. Cela concerne aussi bien la compréhension des rapports de force mondiaux, que le rapport à leur propre peuple. Si vous ne voyez ni ce qu’il se passe au coin de la rue, ni ce qui arrive en mer de Chine, vous n’avez pas grand-chose à dire en politique. Reste l’exercice du paraître, qui épuise, sans parvenir à la proposition de véritables horizons politiques. Il est urgent de prendre conscience que notre pays est précipité dans une situation d’étau, entre péril intérieur et pression extérieure.

Les États-Unis, par exemple, font actuellement face à un drame politique et sanitaire majeur, la drogue, qui véhicule sa cohorte de problèmes familiaux et territoriaux, comme ils n’en avaient pas connu depuis la guerre du Vietnam. Je fais référence aux opioïdes et leurs dérivés comme le Fentanyl. Le crack, puis l’amphétamine ont déferlé en France depuis New-York. Nous sommes extrêmement vulnérables à ces drames humains et sociaux intérieurs et c’est sans doute ce qui a motivé Emmanuel Macron à lancer l’opération « place nette XXL » à Marseille.

Si vous ne voyez ni ce qu’il se passe au coin de la rue, ni ce qui arrive en mer de Chine, vous n’avez pas grand-chose à dire en politique.

 

« Tout commence en mystique et finit en politique ». Que vous évoque cette citation de Charles Péguy ?

G. B. : Je suis assez passionné par les formes sociales et leur pérennité dans l’histoire. Aujourd’hui, les syndicats ont énormément de difficultés à perdurer, tout comme les partis politiques… D’autres formes sociales se maintiennent, notamment les ordres religieux, qui se sont bâtis avec l’édiction de règles strictes et précises, issues de réflexions sur le monde. Pour les Franciscains, il s’agit de l’esprit de minorité, qui poursuit la vocation mendiante de leur ordre, par le service des plus faibles ; en se mettant à leur hauteur.

La petite bourgeoisie qui nous gouverne est préoccupée par l’image qu’elle renvoie d’elle-même, sa propre gloire au sein de son microcosme. Il en résulte un assèchement des âmes, des esprits, des cœurs… des personnes qui se construisent sans idéologies. Le jeu des pétitions de cette élite pour l’entrée d’un tel ou d’un tel au Panthéon a dévalué la mémoire. On peut imaginer qu’une panthéonisation sera bientôt votée par SMS. On a tué la transcendance au palais Bourbon. Les députés de l’Assemblée nationale ne connaissent absolument pas l’histoire. La chute culturelle et intellectuelle de ce milieu est une catastrophe totale.

 

Il faut des Pères Joseph, mais il faut aussi des chefs d’État. Où pouvons-nous espérer les trouver ?

G. B. : Il est aujourd’hui très difficile de pénétrer les élites actuelles, alors même qu’il existe des jeunes d’un excellent niveau. Par ailleurs, il est très difficile de discuter politique avec quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est. Il faut arrêter avec le dépassement du clivage gauche-droite. C’est un parasite, ce n’est plus une question, cela fait trente ans que l’on s’est abîmé dans cette querelle byzantine.

 

Comment la pratique franciscaine peut-elle nous aider à ralentir notre course vers le néant, à nous sortir de l’instantanéité ?

G. B. : Il y a un problème de temporalité et de hiérarchisation des faits qui est entretenu par les médias. On forme les jeunes journalistes de plus en plus vite et de plus en mal. On est à deux doigts d’inventer l’article sans sujet. On invite des personnalités à réagir sur toutes les questions, comme s’ils étaient experts de tout. Des références essentielles ne sont plus ni connues ni maîtrisées. Il faut que la profession réagisse. On recrute de plus en plus tôt, pour des papiers de plus en plus médiocres et un salaire toujours plus faible.

Assumer une part d’exil intérieur, s’astreindre au pas de côté. Ne pas succomber à la tentation Twitter qui nous emporte de réaction en réaction. Il faut apprendre à s’oublier, à s’éloigner des plateaux de télévision et préférer construire des choses pérennes avec des camarades. Une avant-garde éclairée est nécessaire. Le but du militantisme n’est pas de faire le buzz, mais de convaincre et de faire avancer son camp. On en revient à l’esprit de minorité du Père François-Joseph qui marchait pieds nus au milieu du peuple.

 

Propos recueillis par Cécile AURIOL

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