La résistible ascension du Conseil constitutionnel

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Le 14 avril, les sages de la rue de Montpensier devront rendre leur décision relative à la réforme des retraites. Si de nombreuses personnes semblent remettre tous leurs espoirs dans la personne de Laurent Fabius, telle attitude nous semble être une erreur.

Cet article faisant suite au précédent, notre propos ne consistera pas à montrer toutes les défaillances de cette institution (à cet égard, nous vous renvoyons vers l’excellent ouvrage de Lauréline Fontaine) mais simplement en quoi l’évolution du rôle joué par cette instance fut de nature à dénaturer le régime.


Le juge et le politique : une histoire placée sous le signe de la défiance

Historiquement, on ne peut pas vraiment dire que les relations entre les organes exécutif et législatif ainsi que le pouvoir judicaire soient en de bons termes. En effet, la France est forte d’une tradition légicentriste, c’est-à-dire d’un système juridique accordant une place prépondérante à la loi. De ce point de vue, les rédacteurs de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen étaient on ne peut clair en mentionnant la « loi » à treize reprises. Dans cette perspective, le juge français ne devait se faire que « bouche de la loi », étant censé l’appliquer strictement dans les litiges qui lui était soumis. Si ce légicentrisme quelque peu obtus devait nécessairement se voir appliquer des correctifs (pour éviter les dénis de justice, par exemple), la situation était on ne peut plus simple : le juge doit se tenir (le plus possible) aux textes adoptés par la représentation nationale, à laquelle il reste en conséquence subordonné. D’ailleurs, la loi des 16 et 24 août 1790 n’en disait pas moins en affirmant, en son article 10, que « Les tribunaux ne pourront ni directement, ni indirectement, prendre part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets, du corps législatif sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture ». En outre, la Constitution de 1791 interdisait aux tribunaux de « s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif ou suspendre l’exécution des lois ».

La Constitution gaullienne mis le régime tout entier au service d’une « éthique de l’efficacité ». A cet égard, Michel Debré avait affirmé, devant un parterre de conseillers d’Etat : « L’objet de la réforme constitutionnelle est donc clair. Il est d’abord et avant tout d’essayer de reconstruire un pouvoir sans lequel il n’est ni Etat, ni démocratie, c’est-à-dire en ce qui nous concerne, ni France, ni République ». Mais encore qu’ « il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi ». Dans cette dynamique, le Conseil constitutionnel était uniquement conçu comme un outil du parlementarisme rationalisé, sa tâche étant de veiller à ce que le Parlement n’empiète pas sur les prérogatives de l’exécutif.

A cet égard, il était tout à fait significatif qu’il ne puisse être saisi que par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale et le Président du Sénat. En outre, aucun des travaux préparatoires ne montrait que les constituants entendaient lui confier le contrôle du contenu des lois au regard des droits et libertés.

Par ailleurs, lorsque la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales fut instituée, le Président de Gaulle refusa nettement sa ratification dans la mesure où celle-ci conduirait à placer la France sous la tutelle des juges européens. Rien de surprenant pour un homme d’après lequel « il y a d’abord la France, ensuite l’Etat, enfin le droit » et qui tenait le peuple pour la seule « Cour suprême ». En somme, l’esprit de la Constitution était clair : le droit ne saurait passer avant les intérêts supérieurs de la Nation, donc du peuple.

1971, un « coup d’Etat de droit »

Toutefois, les années 1970 marquèrent un tournant dans l’histoire du régime, et ce à plusieurs titres. Le bal fut ouvert par un personnage hélas méconnu : Alain Poher. Sénateur du Mouvement républicain populaire (MRP) puis de l’Union centriste (UC), un beau jour d’été 1971, il profita de sa présidence de la chambre haute pour saisir le Conseil constitutionnel afin que soit examinée la question de la conformité d’une loi instaurant un contrôle par l’autorité judiciaire de la déclaration des associations.

Si le visa de la décision du Conseil annonçait déjà la couleur (« Vu la Constitution et notamment son préambule »), le deuxième considérant vint consacrer une extension considérable de ses pouvoirs :

« Considérant qu’au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution il y a lieu de ranger le principe de la liberté d’association ; que ce principe est à la base des dispositions générales de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association ; qu’en vertu de ce principe les associations se constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d’une déclaration préalable ; qu’ainsi, à l’exception des mesures susceptibles d’être prises à l’égard de catégories particulières d’associations, la constitution d’associations, alors même qu’elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l’intervention préalable de l’autorité administrative ou même de l’autorité judiciaire »

En d’autres termes, le Préambule de la Constitution de 1958 entre dans le champ de compétence du Conseil constitutionnel. Or, celui-ci renvoyant à la DDHC de 1789 comme au Préambule de 1946, ces textes entrent, par extension, également dans l’arsenal des sages de la rue de Montpensier

« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. » – Extrait du préambule de la Constitution de 1958

Ce jour-là, on assista à ce qu’Olivier Cayla appela jadis un véritable « coup d’Etat de droit » : le Conseil constitutionnel, à travers un artifice interprétatif, s’arrogea des pouvoirs que l’esprit de la Constitution, c’est-à-dire l’intention des constituants, n’entendait pas lui confier. Aussi, l’ancien garde des Sceaux du général de Gaulle, Jean Foyer, écrivit dans ses mémoires : « Le législateur n’était plus souverain et les auteurs, traitant désormais le droit constitutionnel comme le droit administratif ou le droit privé, allaient travailler à immobiliser le législateur-Gulliver avec les ficelles des Lilliputiens de la jurisprudence ». En outre, les travaux préparatoires de la Constitution étaient formels : les rédacteurs n’entendaient pas accorder de valeur juridique au préambule. En effet, la crainte d’un « gouvernement des juges » les avait conduits à limiter le Conseil constitutionnel au rôle de régulateur des pouvoirs publics.

La progressive extension de la saisine

Trois petites années plus tard, la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 vint étendre la saisine du Conseil constitutionnel à « soixante députés ou soixante sénateurs ». Cela marque une nouvelle mutation importante du régime puisque le Conseil cessa d’être le « canon braqué contre le Parlement » (Eisenman) ou, pour reprendre les termes de Michel Debré, le « chien de garde de l’exécutif » pour devenir un outil de l’opposition. En conséquence, si entre 1958 et 1975, seules 54 décisions furent rendues par le Conseil constitutionnel, avec l’extension de la saisine, entre 1975 et 1990, près ce ne fut pas moins de 200. Force est de constater qu’il s’agit d’une modification profonde des rapports institutionnels de la Ve République.

Le parachèvement de cette dynamique fut à n’en pas douter la révision constitutionnelle de 2008, laquelle vint introduire un nouveau mécanisme : le contrôle de constitutionnalité a posteriori ou « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC). Jusqu’à lors, seul un contrôle a priori (c’est-à-dire avant promulgation de la loi) existait. Celui-ci présentait deux intérêts. D’une part, cela limitait le contrôle de constitutionnalité et préservait, de facto, les dispositions promulguées (exception faite du contrôle de conventionnalité effectuée par la CEDH ou la CJUE). D’autre part, cela faisait du Conseil constitutionnel un arbitre des conflits politiques qu’il tranchait en fonction des questions de fond relatives au fonctionnement des institutions ou aux droits et libertés (depuis la décision de 1971). Ainsi, il était avant tout un régulateur plutôt qu’un juge.

Or, en 2008, fut introduit un article 61-1, lequel dispose que si « à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Contrairement à ce qui avait été promis, le nombre de QPC demeure à un niveau élevé. Avec un taux de censure de 1/3, des pans entiers du bloc législatif doivent ainsi être révisés.

Une instance problématique

A l’occasion d’une conférence donnée récemment à l’université Toulouse Capitole, interrogé sur le coup d’Etat constitutionnel et les différentes révisions ayant altéré la nature du régime, Michel Pinault ne nia aucune des accusations : la décision « audacieuse » de 1971 et l’ouverture de l’office à parlementaires de l’opposition puis aux individus avaient pour fin la protection les droits et libertés fondamentales, tant mieux !

En effet, que pourrait-on reprocher à une meilleure protection des droits de l’Homme ? Nous en soulèverons deux principales. D’une part, dans la nouvelle élaboration des textes, la marge de manœuvre du législateur s’en trouve bien souvent contrainte, la censure présentant en creux des instructions précises quant au contenu à donner au nouveau texte. Pour reprendre les termes de Jean-Éric Schoettl, le juge devient ainsi « prescripteur de politiques publiques ».

Nous ne nous attarderons pas sur ce point, mais Schoettl consacre de nombreuses pages aux techniques de l’incompétence négative, de la censure prescriptive ou des réserves d’interprétation dans son ouvrage. Ajoutons, comme le rappelle Anne-Marie le Pourhiet, que la jurisprudence constitutionnelle est désormais prise en compte dans les débats parlementaires, ce qui entraîne une autocensure préventive du législateur.

D’autre part, selon Michel Troper, le Conseil constitutionnel « dispose d’une marge d’appréciation et, pour tout dire, d’un pouvoir considérable, un pouvoir de nature politique » tant au travers du choix de la disposition constitutionnelle et de son interprétation. Aussi, « les décisions du juge, même si elles sont justifiées par un raisonnement d’un autre type que celles du législateur, ne sont pas l’expression de la raison et ne sont pas moins politiques que celles du législateur ».

A cet égard, nous nous bornerons à donner deux exemples. En matière fiscale, comme l’estime Martin Collet, le Conseil constitutionnel « n’a pas seulement réduit la liberté d’action fiscale des élus du peuple et donc, plus généralement, restreint la capacité à définir la politique économique du pays. Il a également redessiné l’équilibre des pouvoirs qui caractérise notre système institutionnel et en détermine la nature ». Ainsi avait-il pu plafonner l’ancien impôt de solidarité sur la fortune (ISF), en jugeant le projet de « taxe à 75% » du Président Hollande ou encore en validant la « suppression » de la taxe d’habitation. Par ailleurs, plus significative est l’affaire « Cédric Herrou », où le Conseil constitutionnel avait censuré des dispositions législatives réprimant la complicité d’entrée et de séjour irréguliers sur le territoire français au nom du seul principe de fraternité, étendant ainsi ce dernier à l’ensemble de l’humanité – ce qui était manifestement une interprétation… audacieuse au regard de la tradition républicaine.

Néanmoins, ne nous y trompons pas, le véritable problème, ne réside pas dans le plafonnement de l’ISF ou la censure du « délit de solidarité » en eux-mêmes. Le fond de l’affaire, ce n’est pas que telle ou telle décision n’aille pas dans le sens qui nous conviendrait, mais précisément qu’une telle instance ait la possibilité de rendre de telles décisions. Que le Conseil constitutionnel valide une confiscation de l’héritage au-delà d’une valeur d’un million d’euros ou censure totalement la réforme des retraites ne saurait le rendre plus sympathique.


Merci à Mael pour ses remarques pertinentes.

Outre les lectures vers lesquelles nous vous avons renvoyé tout au long du présent article, afin d’aller plus loin, nous vous recommandons vivement La démocratie au péril des prétoires, de Jean-Eric Schoettl, ainsi que La Constitution maltraitée, de Lauréline Fontaine. Cet article de Jean-Marie Denquin, bien que pointu, expose également les principaux problèmes eu égard de la jurisprudence du Conseil.

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