Lithium : l’impérialisme a encore de beaux jours devant lui

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10 novembre 2019. Sous la pression d’une partie de la population, de la police et de l’armée, Evo Morales, président de la Bolivie depuis 2006, démissionne, suite à une accusation de fraude électorale par l’Organisation des Etats Américains. Remplacé par Jeanine Anez, vice-présidente du Sénat proche de la droite catholique radicale et des Etats-Unis, il dénonce, dès son exil au Mexique: « Ce coup d’Etat visait nos ressources naturelles, notre lithium » (1). En effet, la Bolivie forme, avec l’Argentine et le Chili, le « Triangle du lithium », où se concentrent près de 85% des réserves mondiales de ce métal rare également surnommé « l’or blanc d’Amérique du Sud ». Une matière première qui attire bien des convoitises. 


Lithium, ou le pétrole du XXIème siècle

Découvert au début du XIXème siècle, le lithium est longtemps resté un métal marginal et peu utilisé dans le domaine industriel. Or, deux facteurs vont complètement bouleverser son importance. D’abord, la prise de conscience écologique, puisque la batterie lithium-ion, inventée dans les années 1970 et commercialisée en 1991, va vite se placer comme la première alternative au moteur à essence. Ensuite, l’importance de cette batterie dans l’industrie numérique, puisqu’elle est utilisée pour les smartphones, tablettes et autres ordinateurs (2). Chaque smartphone compte 2 à 3 grammes de lithium ; chaque voiture électrique 20 kilogrammes. Si l’on n’en compte que 4 millions en 2020, les prévisions estiment ce nombre à 40 millions pour 2040 (3), permettant à la multinationale Tesla d’être valorisée à plus de 600 milliards de dollars en bourse (4).

Le lithium est donc une matière première indispensable à deux phénomènes internationaux d’ordre majeur : la transition écologique et la révolution numérique. Sans surprise, la demande mondiale de lithium a complètement explosé ces dernières années. De 20.000 tonnes en 2008, elle est passée à 300.000 tonnes en 2018, et il est envisagé un triplement de ce chiffre d’ici 2030 selon l’USGS (Service Géologique des Etats-Unis). Quant à son prix, il a lui aussi drastiquement augmenté, passant de 1.000 dollars la tonne en 1998 à 17.000 dollars en 2018.

 

Le lithium est une matière première indispensable à deux phénomènes internationaux d’ordre majeur : la transition écologique et la révolution numérique.

 

Le dilemme de la privatisation

Cependant, il s’avère que l’extraction de lithium et la production de batteries sont extrêmement complexes et problématiques, demandant des recherches et une technologie de pointe difficilement accessibles, surtout pour des pays en développement. En 2017, le journaliste espagnol José Ángel Plaza titrait dans El País que « Le blocage de la fourniture de lithium freine la voiture électrique » (5). Et si c’est bien la Bolivie qui possède les plus importantes réserves estimées au monde, la production de lithium est pour le moment massivement partagée entre 4 pays, l’Australie, la Chine, le Chili, et l’Argentine. En effet, face aux défis posés par la production du métal, deux stratégies ont vu le jour : essayer d’acquérir le savoir-faire, quitte à y passer beaucoup de temps pour un résultat incertain, ou bien privatiser la ressource au bénéfice d’entreprises multinationales possédant ces atouts et étant en mesure de mettre en marche la production immédiatement. L’Argentine et le Chili ont choisi cette option, se classant ainsi 4èmes et 2èmes exportateurs mondiaux.

En revanche, la Bolivie, elle, a choisi de mettre en place la première option, ce qui explique pourquoi elle n’a pas commencé à exporter de lithium malgré la création de la compagnie nationale Yacmientos de Litio Bolivianos (YLB) en 2008, seule à être autorisée à exploiter la ressources du pays. Il y a dans l’exploitation du lithium la volonté d’en faire une richesse des Boliviens, produite par les Boliviens, pour les Boliviens, avec l’espoir de ne plus être le pays le moins développé d’Amérique du Sud. « La Bolivie sera l’Arabie Saoudite du lithium ! » martelait par exemple Evo Morales début 2019 (6), lors de l’inauguration de la première usine expérimentale du célèbre Salar de Uyuni.. Une position qui, évidemment, ne ravit pas tous les acteurs internationaux.

 

La Bolivie sera l’Arabie Saoudite du lithium !

 

Le triangle du lithium au cœur de la « Guerre des métaux rares »

De manière logique, le lithium se trouve être un enjeu géopolitique majeur du XXIème siècle, comme avait pu l’être le pétrole au siècle dernier. Le journaliste français Guillaume Pitron a nommé cette compétition pour l’accès aux ressources clés de la transition écologique dans un livre éponyme, La Guerre des métaux rares, ouvrage faisant référence dans le domaine. Il y souligne à quel point les grandes puissances essaient de maximiser leurs positions dans l’accès à ces ressources, notamment la Chine et les Etats-Unis. Or cette guerre se matérialise parfaitement dans la région du triangle du lithium, au travers des différentes multinationales qui y sont implantées, les Chinois et les Américains se partageant quasiment l’entièreté de la production en Argentine et au Chili. Seule la compagnie nationale chilienne SQMC est également présente, mais vient de voir 24% de ses parts rachetées par la multinationale chinoise Tianqui Lithium.

Même la Bolivie, malgré ses aspirations souverainistes, est dans l’obligation de nouer des alliances. C’est le cas avec la Chine, qui verra la mise en place d’un important partenariat entre YLB et Xinjiang TBEA, la Chine ayant assuré qu’en 2025, l’ensemble de son parc automobile serait électrique. YLB a également signé un partenariat avec l’allemand ACI Systems, permettant l’ouverture à l‘Europe. Cependant, la Bolivie désire exporter directement des batteries lithium-ion, dont la valeur ajoutée est bien supérieure à la simple exportation de la matière première, ce qui n’est évidemment pas du goût de Berlin. Les grands absents des accords commerciaux boliviens sur le lithium sont bien sûr les Etats-Unis, qui payent leur relation chaotique avec les gouvernements de Morales, celui-ci ayant fait de la lutte contre l’influence de l’Oncle Sam en Amérique latine le cheval de bataille principal de sa politique étrangère.

 

Les grands absents des accords commerciaux boliviens sur le lithium son évidemment les États-Unis

 

La Bolivie déstabilisée pour son lithium

Ainsi, il semble légitime de penser qu’une déstabilisation politique du pays a été réalisée sciemment lors du renversement d’Evo Morales. Cela ne serait pas la première fois de leur histoire, au contraire, que les Américains jouent de leur influence extérieure en Amérique latine pour défendre leurs intérêts. D’ailleurs, la responsabilité de l’OEA, basée à Washington, a été décisive, car les accusations de fraudes émises par l’organisation lors de l’élection d’octobre 2019 ont donné une certaine légitimité aux putschistes. Juste avant le coup d’Etat, le vice-Ministre des hautes technologies énergétiques déclarait : « L’impérialisme se met en quête de ressources et, quand il le faut, il n’hésite pas à agresser ou à envahir tel ou tel pays pour mettre la main dessus. Nous savons que cela peut nous arriver. Évidemment, si la droite devait revenir au pouvoir, les choses seraient plus faciles pour les multinationales. En Bolivie, elle a toujours pensé qu’il valait mieux privatiser. » (7)

Or, aujourd’hui, toutes les preuves sont réunies pour affirmer qu’il n’y a pas eu de fraudes. D’ailleurs, les résultats de l’élection générale de 2020 ont confirmé cette tendance, avec une large victoire du successeur d’Evo Morales, son ancien Ministre de l’Economie Luis Arce. Moins d’un mois après sa victoire du 18 octobre, il subissait une tentative d’assassinat à la dynamite visant son quartier général de La Paz. (8)

 

Dans son ouvrage Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, l’auteur uruguayen Eduardo Galeano écrivait, en évoquant le pillage des richesses boliviennes par les colons européens, « La richesse de la terre engendre la pauvreté de l’Homme ». Interpellé sur le réseau social Twitter par un député de la gauche bolivienne, lui demandant son avis sur « le coup d’Etat réalisé par les Etats-Unis en Bolivie pour le lithium », Elon Musk, actionnaire majoritaire et PDG de Tesla répondait : « Nous renverserons qui nous voulons ! Faites avec. » (9) Au bord du précipice, le capitalisme semble toujours prêt à relever de nouveaux défis pour maintenir sa domination. En 2021, l’impérialisme apparaît encore comme son stade suprême. 

 

Alexandre Couzinier

 

Pour approfondir :

  • Aurélien Sérandour, « De la ressource naturelle à la construction nationale : analyse du projet d’exploitation du lithium du Salar d’Uyuni, en Bolivie » in Annales de Géographie, n°713, pp. 56 – 81.
  • Hughes-Marie Aulanier, « Le lithium, un métal au cœur des enjeux industriels, économiques et environnementaux du XXIème siècle » in Annales des Mines – Responsabilité et Environnement, n°82, pp. 92 – 96.

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