Depuis le début de la semaine, la Nouvelle Calédonie s’embrase et pour cause, c’est cette semaine qu’a été votée la loi de dégel du corps électoral à l’Assemblée nationale. Cette réforme constitutionnelle touche l’identité des citoyens néo-calédoniens et fait écho à l’histoire coloniale et aux luttes indépendantistes qui y sont menées depuis les années 70.
La Nouvelle-Calédonie a été colonisée par la France pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Elle a été une colonie de peuplement, avec l’arrivée de 20 000 bagnards, et a connu une importante immigration en raison de la présence de nickel sur le territoire. En 1946, le régime de l’indigénat est aboli sur l’archipel.
Aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie est une collectivité sui generis française, c’est-à-dire qu’elle a un statut spécial qui lui est propre. Le « Caillou » – comme l’appellent ses habitants – est divisé en trois provinces depuis 1989. Des élections provinciales sont organisées pour élire les membres du Congrès (le parlement local) et des assemblées provinciales.
Si tous les habitants peuvent voter lors des élections nationales ou municipales, ce n’est pas le cas pour les élections provinciales, où il faut être inscrit depuis 1998 sur les listes électorales ou être un descendant d’inscrit. Le projet de dégel du corps électoral, voté au Sénat et à l’Assemblée nationale ce mois de mai 2024, accorde le droit de vote à toute personne vivant depuis plus de dix ans sur l’archipel.
UN ÉLARGISSEMENT DU CORPS ÉLECTORAL AU DÉTRIMENT DE LA VOIX KANAK ?
Ce dégel du corps électoral n’est pas une idée nouvelle et agite la société calédonienne depuis plus de 30 ans. Ainsi, en élargissant le corps électoral, 25 000 nouveaux électeurs pourront voter, soit un électeur sur cinq. Benoît Trépied, anthropologue, expliquait sur France Culture qu’élargir le corps électoral bouleverserait les équilibres politiques de l’archipel. En effet, les Kanaks présents sur l’archipel avant la colonisation, militent pour l’indépendance de la Nouvelle Calédonie, au nom du droit international des peuples à disposer d’eux même et au droit à l’autodétermination. Élargir le corps électoral reviendrait à diminuer la portée de leur voix dans les urnes et ainsi de les éloigner d’une possible indépendance. Selon l’ISEE en 2019, 41,2 % des habitants de Nouvelle-Calédonie s’identifient comme appartenant aux Kanaks, 24 % sont issus d’Europe, 8,3 de Wallis-et-Futuna et le reste de la population est métissée, originaire indo-pacifique ou asiatique.
Depuis les années 70, la part des Kanaks dans la population totale de l’archipel diminue avec l’arrivée de nouvelles populations. C’est à cette même époque que s’ancre véritablement la lutte indépendantiste des Kanaks, avec la création du Front de libération nationale Kanak-Socialiste (FLNKS) et plus récemment de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT) dont les membres sont issus de la frange radicale du FLNKS. Le FLNKS souhaite une indépendance d’association de la Nouvelle-Calédonie. L’archipel retrouverait sa souveraineté mais garderait des liens très forts avec la France : utilisation de la monnaie française et délégation de certains services. Or, cette perspective a été ignorée par le gouvernement qui a proposé une réforme constitutionnelle, très critiquée par les indépendantistes du FLNKS.
UN PROJET DE LOI QUI NE PASSE PAS AUPRÈS DES INDÉPENDANTISTES
Le projet de loi constitutionnel (déposé par le gouvernement) est adopté début avril à une large majorité au Sénat (233 pour et 99 contre). Le 14 mai, il est adopté par l’Assemblée nationale (351 pour et 153 contre) sans modification. Dans les deux chambres, c’est la gauche qui a rejeté en bloc ce texte, alertant déjà sur l’impasse politique dans laquelle le gouvernement se placerait si le texte était voté.
Puisque le texte a été voté sur les mêmes termes que ceux du Sénat, il n’y a pas de seconde lecture. Pour que le projet de loi soit définitif, il doit d’abord être approuvé par référendum ou par le Parlement réuni en Congrès.
Avant même le vote à l’Assemblée nationale, la Nouvelle-Calédonie commençait déjà à s’embraser mais c’est au lendemain du vote, le 15 mai, que les deux premiers morts des émeutes sont annoncés. Si de très fortes tensions sont nées de ce projet de loi, c’est parce qu’il remet en cause 30 ans d’équilibre politique.
ENTRE PARIS ET NOUMÉA, UNE LONGUE HISTOIRE DE COMPROMIS
La question du dégel du corps électoral n’est pas inédite. Au cours des années 80, des tensions entre le gouvernement et les indépendantistes avaient débuté suite à des problématiques similaires à celles aujourd’hui. Entre 1984 et 1988, l’archipel a connu quatre ans de guerre civile, avec pour acmé la prise d’otage de gendarmes dans la grotte d’Ouvéa par un groupe d’indépendantistes. 19 kanaks et 2 gendarmes sont morts. Les accords de Matignon de 1988 ont permis de rétablir un climat de paix sur l’archipel. Pour décider de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, les accords de Nouméa de 1998 incluent la tenue de trois référendums en cas de vote négatif pour les deux premiers.
En 2018 et en 2020, ces derniers sont organisés : respectivement 56,67% et 53.26% des habitants ont voté contre l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Le référendum de 2021 n’obtient quant à lui que 3,15% de voix en faveur de l’indépendance, avec un taux de participation de seulement 43,9% – deux fois moins que les deux premiers référendums -, les partis indépendantistes ayant appelé à son boycott. Ils réclamaient le report du vote à 6 ou 9 mois plus tard du fait de l’épidémie de COVID-19, mais il leur a été refusé. Pour l’anthropologue Benoît Trépied, les motivations de ce report pourraient s’expliquer par la volonté du peuple kanak d’enterrer ses morts de la pandémie – les rites funéraires kanak étant propres aux traditions locales – ou par la crainte des résultats de cet ultime référendum qui clôturerait les accords de Nouméa.
De ce fait, les relations entre le gouvernement et Nouméa se sont compliquées depuis 2021. Le gouvernement et son projet de loi remettent en cause les compromis trouvés auparavant et réveillent ainsi les luttes indépendantistes passées qui n’ont pas été oubliées par la jeune génération kanak. Elle se mobilise aujourd’hui pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qu’ils appellent Kanaky.
LES DIFFICULTÉS SOCIO-ÉCONOMIQUES D’UN ARCHIPEL DÉPENDANT DU NICKEL
La principale richesse économique de la Nouvelle-Calédonie réside dans l’exploitation de nickel, minerai connu pour ses propriétés inoxydables. Au cœur de tensions politiques et géopolitiques, du fait de son utilisation dans les batteries électriques, cette ressource est convoitée par la Chine, qui était en 2019 le premier client de l’archipel, et la Métropole, qui souhaite que le nickel soit réorienté vers le marché européen. On estime que l’archipel possède 25% des réserves mondiales de ce minerai, pour une part de marché mondial de 8%. Avec trois entreprises implantées sur le marché calédonien, le Caillou est le troisième producteur mondial de cette ressource qui représente 96,5% de ses exportations et fait vivre un salarié sur trois.
Cependant, ces entreprises sont concurrencées par l’exploitation du nickel en Indonésie, moins cher et plus accessible géographiquement. Une des entreprises de Nickel, à Koniambo, est même mise en sommeil depuis février. Plusieurs milliers d’emplois sont menacés, fragilisant une société où les inégalités de richesses sont plus importantes que dans l’hexagone. Cette trop grande dépendance à une exploitation qui subit les aléas du marché mondial, des problèmes énergétiques et climatiques, contribue à fragiliser la situation socio-économique locale.
A cela s’ajoutent les problèmes liés aux approvisionnements et aux infrastructures, faisant apparaître des prix de 30 à 70% plus élevés que dans l’hexagone, ce que les pillages des magasins ne font qu’aggraver, faisant planer la peur d’une pénurie alimentaire. Sujet d’autant plus épineux qu’il est impossible pour le gouvernement néo-calédonien de mettre en place de nouvelles taxes, pour rembourser la dette COVID-19, sans entraîner de nouvelles tensions. La politique de défiscalisation qui a lieu sur l’archipel pour les entreprises implantées donne lieu à un budget néo-calédonien largement sous perfusion de l’Etat. L’arrivée dans ce contexte socio-économique peu favorable de Métropolitains renforce le sentiment chez les Kanaks d’un déclassement social.
PENSER LA CITOYENNETÉ CALÉDONIENNE
Sur France culture, l’ancien Président anti-indépendantiste de l’Assemblée de la province sud, Philippe Gomès, propose trois mesures pour apaiser la situation. Tout d’abord, il demande au président de la République de retarder l’échéance du Congrès de Versailles qui validerait le projet de loi. En effet, les représentants loyalistes et indépendantistes vont se rencontrer au cours des trois semaines précédant le congrès pour discuter du dégel du corps électoral. En cas d’absence de consensus trouvé entre les deux parties, la loi sera votée, « un parti pris du gouvernement en faveur des loyalistes », analyse Benoît Trépied. L’histoire de la Nouvelle-Calédonie étant complexe, trois semaines semblent un temps trop court selon le chercheur pour régler la question du corps électoral. L’homme politique propose que ce dialogue soit mené par des personnalités transpartisanes faisant l’unanimité au sein des indépendantistes et des anti-indépendantistes. Depuis 2018, la question du dégel du corps électoral est confiée au ministère des Outres-mers allant contre la tradition selon laquelle le dossier est géré directement par le cabinet du Premier ministre. Cette relégation a été mal perçue par une partie de la population kanak.
La question du dégel du corps électoral est une question épineuse qui agite la société néo-calédonienne depuis les années 80. Deux légitimités sont confrontées : le droit d’un peuple originel à disposer de sa terre et le droit de vote aux élections provinciales dont sont privées 50 000 personnes. Les antécédents historiques en Nouvelle-Calédonie montrent que le compromis a toujours été nécessaire pour éviter la guerre civile et permettre à tous, Kanaks, natifs de Nouvelle-Calédonie, immigrés, descendants de colons, de vivre en paix dans un destin commun.
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