« Les Trente Glorieuses, c’est du néocolonialisme ! » – Entretien avec David Cayla

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David Cayla est économiste, maître de conférence à l’Université d’Angers depuis 2009, membre des Économistes Atterrés, et auteur de plusieurs ouvrages traitant de la question européenne. Avec Déclin et chute du néolibéralisme, David Cayla poursuit le travail entamé dans Populisme et néolibéralisme, et trace les contours d’un agenda pour une économie démocratique post-néolibérale. L’occasion de l’interroger sur certaines des solutions en vogue à gauche.


L’entretien vidéo : 

L’entretien retranscrit : 

Le « néolibéralisme » est souvent accusé de s’être imposé comme « nouvelle raison du monde », mais est rarement bien compris. Comment le caractérisez-vous ?

C’est vrai qu’il y a une certaine confusion dans le langage politique sur l’adversaire. Très souvent, on parle du « libéralisme », du « libéralisme autoritaire », parfois de « néolibéralisme » voire « d’ultra-libéralisme ». Il y a toujours le mot libéralisme dans ce qu’on rejette. Il faut comprendre que, derrière ce rejet du libéralisme, il y a le rejet du système puisque tout le monde est à peu près d’accord pour qualifier notre système actuel, politique, économique de « démocratie libérale ». Le problème, c’est que le libéralisme est un mot qui ne signifie pas grand-chose concrètement, puisque, finalement, qu’est-ce que le libéralisme ? C’est aussi l’Etat de droit, les libertés fondamentales, mais c’est aussi la liberté du marché, les inégalités… Donc, dans le mot « libéralisme », il y a une connotation ambiguë qui fait que ce n’est pas quelque chose d’aiser à critiquer. Ou alors, quand on le critique à gauche, c’est toujours le libéralisme économique ou, pour signifier qu’il ne s’agit pas d’un libéralisme politique, on parle de « libéralisme autoritaire ». Au final, cela n’est pas très convaincant parce qu’on voit bien que c’est de la rhétorique. C’est juste une manière de qualifier son adversaire. Ce n’est pas du tout une approche scientifique de ce que c’est que le libéralisme ou le néolibéralisme. Et donc là, on a d’autres auteurs, des scientifiques, des chercheurs qui ont essayé de caractériser le monde contemporain. Ce qui me semble premièrement important de définir, c’est justement d’expliquer que le système aujourd’hui n’est pas libéral au sens où on l’entend. C’est pour cette raison que « néolibéralisme » est un terme qui convient.

Pourquoi est-ce que l’économie, aujourd’hui, n’est pas libérale au sens où on pouvait l’entendre au XIXᵉ siècle ? Parce que le libéralisme, au départ, est fondé sur la doctrine du laissez-faire, c’est-à-dire laissez les marchés s’auto-organiser, avoir un État qui soit concentré sur la préservation de la propriété privée, sur l’État gendarme, l’État minimal en quelque sorte. Alors, le libéralisme ne dit pas qu’il ne faut pas du tout d’État. Mais le libéralisme de laissez-faire dit que l’État doit en quelque sorte se concentrer sur ses prérogatives régaliennes. Or, aujourd’hui, on n’est pas du tout dans un système qui, de fait, vise à un État minimal puisque l’État représente une force importante, y compris au niveau économique. Dire qu’on est dans le laissez-faire et dans l’Etat minimum, minimal, c’est faux. De fait, cela permet également de se demander si on ne serait pas dans une forme de keynésianisme achevé. Cela aussi, ce n’est pas vrai… ou ce n’est pas que vrai, parce que le keynésianisme, c’est-à-dire l’intervention de l’État comme régulateur de l’économie, s’est beaucoup transformé puisque l’État a mis en place beaucoup de ressources pour accompagner le fonctionnement du marché, c’est le tournant des années 1980.

Dire qu’on est dans le laissez-faire et dans l’Etat minimum, minimal, c’est faux.

Ce n’est pas un tournant quantitatif mais qualitatif. Quand on regarde les grandes dépenses publiques, il n’y a pas eu de baisse, il n’y a pas eu de rupture forte, en tout cas en France et dans la plupart des pays. En fait, il n’y a pas eu d’effondrement des dépenses publiques. En revanche, il y a eu une autre manière de dépenser l’argent, une autre manière de réguler l’économie. Lorsqu’on veut comprendre ce qui change par rapport aux années 1970, on ne peut pas juste dire « c’est moins d’État », parce que ce n’est pas moins d’État, c’est un État qui fonctionne différemment, et c’est ça qu’exprime le néolibéralisme. Alors, du coup, ça permet aussi de réfléchir à ce qu’est le néolibéralisme. Pour résumer, on peut dire qu’il s’agit d’un État au service du marché, non pas un Etat minimal, le marché contre l’État. Ça, c’est la vision libérale classique, c’est-à-dire qu’il y a un marché autonome et puis un État qui est lui aussi autonome d’ailleurs, qui fait ses choses, et le marché qui fait ces shoses, chacun devant interagir avec l’autre le moins possible. C’est-à-dire qu’il ne faut pas que le marché vienne prendre les prérogatives régaliennes de l’État, bien sûr, mais il ne faut pas non plus que l’État vienne expliquer aux gens ce qu’il faut qu’ils fassent sur le marché, ce qui permettrait et ce qui dénaturerait les mécanismes d’autorégulation du marché, nous disent les libéraux. Le néolibéralisme est donc État interventionniste, mais quel est son type d’intervention ? C’est un soutien au marché. Ainsi, on va considérer que le rôle premier de l’État, c’est d’organiser, de réguler, de faire fonctionner le marché. Cette doctrine qui vise à réformer le libéralisme classique, c’est-à-dire libéralisme du laissez-faire pour arriver vers un État interventionniste, elle n’est pas venue de nulle part.

Ce qui est intéressant aussi, c’est ce que j’ai essayé de faire dans mes deux livres « Populisme et néolibéralisme » puis « Déclin du néolibéralisme », c’est de montrer quels sont les intellectuels et à quel moment ils ont conçu ce projet néolibéral. Celui-ci remonte à la crise des années 1930, période pendant laquelle le laisser faire fut totalement discrédité. On voit bien qu’en crise, il faut bien que l’Etat fasse quelque chose et il est pourvu d’un pouvoir démocratique. Il doit donc agir et ne peut pas juste dire : « Et bien écoutez, c’est le marché, c’est comme ça, Moi, je n’y peux rien ». C’était un peu ce que disait Hoover aux Etats-Unis, aux Américains, au début des années 1930 : « Je vois le bout du tunnel. La situation va se rétablir spontanément ». Evidemment, ça ne marchait pas, et donc les néolibéraux se sont posé deux questions. La première question, c’est « Comment réinterpréter le marché ? ». C’est-à-dire qu’en fait, ils se sont posés la question de la nature du marché et de la nécessité d’avoir des institutions politiques et juridiques pour le faire fonctionner. Cette réflexion est en particulier menée par l’école ordolibérale – qui est une forme de néolibéralisme.

[Le néolibéralisme,] il s’agit d’un État au service du marché.

Moi, je n’oppose pas l’ordolibéralisme et néolibéralisme. C’est la même chose mais avec une perspective un peu différente. Les ordolibéraux, ce sont des économistes allemands de l’école de Fribourg qui sont dans les années 1930 anti-nazis, et qui essayent de réfléchir sur pourquoi est-ce qu’on en est arrivé là. Pourquoi est-ce que le nazisme est arrivé ? Ils disent qu’il ne faut pas croire que le marché puisse exister de manière naturelle, que la concurrence puisse exister de manière naturelle. Elle peut s’affaiblir, dégénérer et quand elle dégénère… Dans ces cas-là, on voit apparaître des cartels, lesquels, nous disent ces économistes qui sont beaucoup inspirés par le droit, finissent par engendrer des monopoles locaux et discréditer le marché. A la fin, on arrive à Hitler. C’est un peu la pensée des économistes et des juristes de l’école de Fribourg. Donc, ils disent que, pour empêcher cette dégénérescence du marché, il faut que l’Etat veille au bon fonctionnement du marché. Ça, c’est la première chose, c’est que les néolibéraux pensent que le marché n’est pas un système naturel. Il a besoin d’institutions politiques et juridiques pour fonctionner correctement.

Les néolibéraux pensent que le marché n’est pas un système naturel

La deuxième idée, c’est « qu’est-ce qu’on peut faire si on pense que le marché n’est pas un système naturel ? » Il faut donc que l’Etat se mette au service du marché pour qu’il fonctionne. Et qu’est-ce qu’il doit faire ? Pour les néolibéraux, il doit d’abord préserver la concurrence. La question de la concurrence, c’est très important pour les néolibéraux allemands. On verra après d’autres prérogatives. Il faut notamment avoir un système monétaire qui soit neutre. C’est-à-dire que là aussi, la question de la monnaie se pose dans les années 1930 puisqu’avant, au XIXᵉ siècle, on avait un principe d’étalon-or : la monnaie était fondée sur l’or et l’argent, puis très vite, l’or tout seul. Cela externalisait les politiques monétaires. C’est-à-dire qu’on n’avait pas à s’occuper de la monnaie puisqu’on devait juste s’occuper de préserver le taux de change de la monnaie en métaux précieux. Dans les années 1930, ça ne marche plus parce qu’il y a des pays comme l’Allemagne en particulier, qui n’ont plus de réserves en or ou plus assez de réserves en or. Donc comment font-ils ? Comment fait-t-on pour préserver un système d’étalon-or alors qu’on n’a plus d’or ? Inversement, certains pays avaient trop d’or. Du coup, il faut qu’ils démonétisent une partie de leur or – c’est le cas de la France à cette époque. Très vite, on va s’apercevoir que l’étalon-or n’est pas soutenable, ce qui veut dire que la monnaie doit être gérée par l’Etat. Du coup, se pose la question de « comment on gère la monnaie quand on est l’Etat ? » La monnaie est évidemment indispensable au marché, mais il faut qu’elle soit peu inflationniste. Donc, il y a toute une partie des théories néolibérales qui vont s’intéresser à la manière de gérer l’argent pour éviter l’inflation. Cela, c’est ce que moi j’appelle peut-être un peu brièvement le monétarisme, c’est-à-dire « faire en sorte d’avoir des politiques monétaires qui ont pour but premier de lutter contre l’inflation, c’est-à-dire d’éviter que la monnaie soit un instrument au service du politique pour défendre ses propres intérêts et ainsi dénaturer la monnaie et par la même, dénaturer le marché ».

 

En quoi l’inflation est-elle un problème pour le système des prix de marché en concurrence ?

Pourquoi l’inflation est un problème pour un néolibéral ? Parce que les néolibérauux vont réinterpréter le marché comme un instrument d’organisation de la société. Ce n’est pas complètement nouveau, mais ce qui fait que le marché organise la société, c’est qu’il détermine des prix, il crée des prix, lesquels ajustent les comportements. En gros, quand le prix augmente, on va moins acheter, plus offrir et quand le prix baisse, on va au contraire plus acheter, moins offrir. Donc le mécanisme qui permet d’organiser la société économique du point de vue néolibéral, mais aussi des libéraux et de beaucoup d’autres économistes, c’est le système de prix. Ainsi, ce qui est la fonction première du marché, c’est d’agréger les comportements des individus.

Le mécanisme qui permet d’organiser la société économique du point de vue néolibéral, mais aussi des libéraux et de beaucoup d’autres économistes, c’est le système de prix.

C’est-à-dire : « moi je suis sur le marché, je vais acheter, je vais vendre, etc. », et d’en déduire de cet agrégat, de cet ensemble de comportements, d’en déduire un mécanisme de prix qui va permettre de coordonner ensuite mieux les comportements et ajuster l’offre et la demande. En fait, pour le dire simplement, si les prix sont si importants, il faut qu’ils soient un minimum stable, c’est-à-dire qu’ils doivent s’ajuster aux changements de l’économie. Sauf que si on a de l’inflation, ça fausse tout. En fait, ça veut dire que les prix sont très instables, qu’on ne peut plus prévoir grand-chose, donc qu’on ne peut plus faire de plans sur l’avenir. Or, l’économie, c’est du temps long, ce sont des investissements sur plusieurs années. Donc, l’inflation dénature la capacité des agents économiques à calculer, à faire leurs calculs et, notamment pour les producteurs, ceux qui sont sur le temps long, à organiser la production. Donc l’inflation est un mal parce qu’elle dénature les calculs des agents économiques, donc les quatre piliers.

Les néolibéraux disent que le marché ne se suffit pas à lui-même, qu’il a besoin d’institutions. Ces institutions, c’est l’Etat qui doit les mettre en place, ce qui signifie que l’Etat est au service du marché. Qu’est-ce qu’il doit faire concrètement ? Préserver la compétition et la concurrence, avoir une monnaie stable et la gérer. Puis, deux autres choses très importantes, évidemment : préserver l’ordre social et organiser le libre-échange, parce que le marché doit être légitime socialement, il doit être axé vers les gens, sinon ça ne fonctionne pas. C’est tout le problème du communisme. Il faut répondre aux communistes qui disent que le marché ne fonctionne pas, donc qu’il faut nationaliser tous les moyens de production. Les libéraux vont essayer de trouver un système qui permet d’avoir qu’ils appellent une économie sociale de marché. Puis, dernier élément, le libre-échange. Alors le libre échange, c’est vraiment un des piliers qu’on va retrouver chez tous les néolibéraux. Organiser le marché le plus grand possible, c’est-à-dire une mondialisation, la globalisation. Cela, c’est important parce que ça empêche l’Etat et même les cartels et les entreprises individuelles d’influencer le marché. C’est-à-dire que plus le marché est vaste, moins il est facile pour un acteur individuel de l’influencer et donc plus il est performant. Le marché, c’est ça l’idée.

Le libre échange, c’est vraiment un des piliers qu’on va retrouver chez tous les néolibéraux.

Donc ça, c’est ces quatre piliers. Ils tiennent cet idéal qui est le mécanisme des prix de marché en concurrence. C’est-à-dire que c’est parce qu’on a la concurrence, parce qu’on a une monnaie forte, c’est stable, parce qu’on a l’ordre social et qu’on a le libre-échange, on va avoir un système de prix qui va être pertinent. On voit ici que chez les néolibéraux, tous ces piliers ont pour objectif de maintenir un système de prix qui permet d’ajuster les comportements, etc.. Ce temple-là, que j’ai un peu décrit, il repose sur un socle. Le socle, ce sont les principes du droit, puisque chez les néolibéraux, l’Etat de droit c’est aussi très important. Qu’est-ce que ça veut dire, l’Etat de droit ? Ça s’oppose à un système autocratique, ça s’oppose à l’idée qu’on va avoir des interventions discrétionnaires dans l’économie. Ce qui empêche le discrétionnaire, c’est la règle, c’est-à-dire le fait d’avoir un Etat de droit. Et ça, c’est vraiment le fondement. Moi, je suis personnellement tout à fait d’accord avec l’Etat de droit. J’essaye juste de représenter l’ensemble du système néo libéral. L’Etat de droit, ça veut dire un système juridique indépendant, ça veut dire que le président, le chef d’Etat, quand il est élu, ou le gouvernement, ne peut pas faire n’importe quoi, il doit toujours suivre une règle, et c’est ce qu’on va le retrouver au sein de l’Union européenne. L’Etat de droit européen, c’est la limitation du pouvoir politique par les traités européens. Ça va évidemment jusque-là, mais on pourrait avoir un Etat de droit qui laisserait davantage de manœuvre aux politiques. Voilà, c’est ça le néolibéralisme.

Temple du néolibéralisme – Populisme et néolibéralisme, 2020, David Cayla

Le néolibéralisme, ce n’est pas en soi un mal ou un bien. Ce n’est pas le grand Satan contre lequel on veut lutter. […] C’est un système de représentation cohérent qui dicte l’action politique.

Néanmoins, il ne s’agit pas d’une théorie mais d’une doctrine. Il est important de distinguer les deux. Une théorie, c’est une réflexion cohérente qui permet de comprendre le monde. Une doctrine, c’est une norme : ça dit au gouvernement, à l’Etat, ce qu’il doit faire. Le néolibéralisme, c’est une doctrine dans le sens où il permet de dire aux responsables politiques ce qui est bien et ce qui n’est pas bien. Préserver la concurrence, c’est bien. Avoir une monnaie stable, c’est bien. En revanche, jouer avec la monnaie, ça risque de créer de l’inflation, ce n’est pas bien. L’Etat de droit c’est bien, le discrétionnaire c’est mal. Le libre-échange c’est bien, le protectionnisme c’est mal. En fait, ce qu’on comprend derrière le néolibéralisme, c’est que c’est une forme de représentation systémique de ce que doit faire l’Etat. C’est en ce sens que c’est au cœur de nos représentations et de ce que font les gouvernements aujourd’hui. C’est-à-dire qu’on ne peut pas, si on veut, interpréter la politique d’Emmanuel Macron, mais auparavant celle de Hollande et de Sarkozy, ça fait quand même 40 ans qu’on est là-dedans, sans l’interpréter à l’aune de cette normativité, de cette doctrine qui dit ce qu’il faut faire. Tant que cette doctrine est dans les têtes, les gouvernements vont se comporter de la même manière que les trois sus-cités. C’est ça qui permet de comprendre ce que c’est que le néolibéralisme. Ce n’est pas en soi un mal ou un bien. Ce n’est pas le grand Satan contre lequel on veut lutter. La question n’est pas là. C’est un système de représentation cohérent qui dicte l’action politique. Et c’est ça, moi, qui m’intéresse personnellement, et c’est ça que j’ai essayé d’expliquer dans ces deux ouvrages.

 

Pourtant, aux origines de l’importance des prix de marché, il y a eu un débat scientifique engagé par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek contre l’économie soviétique…

C’est vrai que le néolibéralisme se nourrit d’un débat important dans l’histoire de la pensée économique, qui est le débat sur le calcul économique en régime socialiste. Le régime socialiste, c’est quoi ? C’est l’URSS, la révolution d’Octobre de 1917 et la mise en place d’une économie administrée, où tous les moyens de production sont entre les mains de l’Etat. La question se pose de savoir si ce système soviétique, système économique où il n’y a plus de marché, est viable. Alors, il y a des gens qui achètent et qui vendent. Quand je dis qu’il n’y a plus de marché, il faut comprendre qu’il n’y a plus de marché libre. C’est-à-dire que les prix ne sont pas des prix de marché décidés par les acteurs individuellement, ils sont décidés par une autorité centrale qu’est l’Union soviétique, le bureau économique, qui va dire quels sont les prix, combien de biens il faut produire et à quel prix il faut les vendre aux gens. Donc, c’est une économie planifiée. C’est de là d’où vient le terme centralisé. Donc, est-ce que ce système est viable ? Mises écrit un premier livre en 1922 s’intitulant Le socialisme. Il va dire que ce n’est pas viable. Le problème, c’est que les marchés servent à déterminer les prix des choses. Si on en n’a pas, si on est soi-même producteur de quelque chose, on a besoin d’avoir un référentiel de valeur qui est donné par le marché, qui est extérieur à soi pour faire un calcul économique. Qu’est-ce que c’est qu’un calcul économique ? J’ai le choix entre faire une action ou une autre pour savoir laquelle est la plus rentable, laquelle est la plus intéressante. Je vais regarder ce que me rapporte cette action, et ce qu’elle me coûte. Je vais comparer à ce que me rapport et coûte une autre action. Par exemple, je vais produire des savons. J’ai de l’huile pour produire des savons. Est-ce que cette huile est plus utile pour la production de savon ou en huile alimentaire ? Je dis n’importe quoi, mais il faut comprendre que l’usage d’un même bien peut faire différentes choses. Bon, pour savoir si cette huile doit être utilisée pour faire du savon, je vais regarder ce que me coûte globalement la production d’un savon et ce que me rapporte sous forme de vente, la vente du savon. Je pourrai comparer ça à l’usage de l’huile dans un autre usage, dans la cuisine ou je ne sais pas quoi. Un industriel ne peut faire ce calcul que parce qu’il a des prix qui sont déterminés par le marché. Dans un régime soviétique, et bien plus de marché, c’est l’Etat qui décide des prix. Et alors, le problème, c’est que si l’Etat est à la fois le décideur de l’usage des ressources et en même temps le décideur des prix, il ne peut pas décider de manière claire ce qu’il faut faire, ou en tout cas, s’il a décidé de produire du savon quoi qu’il en coûte, il n’a qu’à changer les prix, et pourra toujours démontrer que le savon est rentable. Le marché donne une indication extérieure qui permet de rationaliser le processus de décision. Si on n’a plus de marché, on n’a plus de détermination de prix claire, on peut soi-même décider des prix. Alors, tout ce qu’on veut faire, on va pouvoir démontrer que c’est rentable. Finalement, on ne sait plus comment choisir, on est dans un système autoréférentiel, c’est-à-dire qu’on est soi-même la référence de ce qu’on veut faire. Dans ce cas-là, comment peut-on savoir si ce qu’on fait est bien pour les autres ?

De son côté, Hayek dit qu’en supprimant le marché, on supprime la capacité des acteurs, et notamment de l’Etat, à faire des calculs économiques, donc on supprime la rationalité économique. Il n’y a plus de rationalité économique, donc le système soviétique va forcément s’effondrer. Ce qui est amusant, c’est qu’il écrit ça en 1920/22. Sauf que le système soviétique, il va encore durer 70 ans. Donc en réalité, il s’est trompé. Ce qui est intéressant, c’est qu’il va peaufiner son argument. Logiquement, il est parfaitement fort et il va être utilisé ensuite par Hayek pour expliquer en quoi les marchés sont efficaces, parce qu’ils permettent de véhiculer l’information, c’est-à-dire que l’Etat ne peut pas agir tout seul, qu’il n’a pas d’informations sur ce qui se passe réellement dans la société. Si on veut en avoir, on a besoin des prix puisque par l’intermédiaire des achats et des ventes, les gens vont véhiculer une information qui va s’intégrer au prix. Les prix, finalement, vont permettre de comprendre ce qui se passe dans la société. Un exemple que donne Hayek est que si vous avez une mine de cuivre qui s’effondre, la production de cuivre va s’effondrer et le prix du cuivre va augmenter. Donc les gens vont économiser du cuivre. S’il n’y a pas des prix qui sont des prix de marché, on ne sait pas s’il faut économiser du prix du cuivre. Donc le marché est un outil extrêmement efficace et performant pour véhiculer l’information jusqu’au consommateur, jusqu’à l’utilisateur. Cette information, elle n’a pas besoin d’être transmise telle quelle. On n’a pas besoin de savoir si une mine s’est effondrée dans n’importe quel pays. On n’a pas besoin de savoir les tenants et les aboutissants des choses. On a juste besoin de regarder les prix. Si les prix sont plus élevés, on va changer son comportement. Ça, c’est la force, nous dit Hayek, du marché.

A l’inverse, l’État peut avoir de l’information, il peut avoir des statistiques, il peut collecter des données, il peut demander aux gens des choses, mais il n’aura jamais toute l’information, parce que l’information cachée, celle que les gens ont et ne veulent pas divulguer, elle n’est réellement visible qu’à travers un comportement de marché. C’est-à-dire que moi, je peux avoir des choses que je n’ai pas envie de dire à l’Etat ou aux gens, mais après je vais avoir un comportement qui va s’appuyer sur mes connaissances et donc mon comportement économique, comme il est rationnel, il intègre l’information que j’ai et que je ne veux pas divulguer. Hayek nous dit donc que l’État ne pourra jamais organiser un système économique de manière efficace parce qu’il n’aura jamais accès à toute une partie de l’information, alors qu’une économie de marché va utiliser l’information cachée des gens pour la véhiculer à travers les prix. C’est ça la grande force de ce débat et cette théorie. Et donc ça renforce quoi dans le néolibéralisme ? Ça renforce l’idée que les marchés ont pour fonction première de déterminer des prix et qu’ils sont efficaces dans cette détermination. Détermination des prix, qui ne sont pas empêchés, qui ne sont pas trop régulés, que si on les laisse faire, on laisse les individus agir sur les marchés et par leurs actions, ils vont engendrer des prix. Ça renforce l’idée que l’État doit être au service du marché dans ce rôle de détermination des prix.

 

Paradoxalement, pendant et après la seconde guerre mondiale, un certain nombre de prix étaient administrés…

C’est la grande question à laquelle je n’ai même pas de réponse… Il faut comprendre qu’il y a deux sortes de prix : les prix des biens de consommation et les prix des biens de production. Parfois, une marchandise peut être utilisée pour produire ou pour consommer. Mais il faut comprendre que, par exemple, de l’acier, on ne va pas à Carrefour acheter de l’acier brut, une tonne d’acier. Non, l’acier est vendu aux entreprises qui vont aussi produire des voitures, qu’on va acheter. Donc, il faut comprendre qu’il y a des biens d’équipement, des biens, des ressources, des matières premières qui servent à produire, puis des produits finis qui servent à acheter. Alors, c’est important de distinguer les biens de production, c’est-à-dire les biens qui servent à produire, et les biens de consommation, même si parfois, la frontière est un peu floue. Du point de vue de la théorie de Mises, ce qui est le plus important, ce sont les biens de production. C’est surtout que les biens de production sont déterminés par les prix, parce que c’est là où les calculs sont importants. Je le disais tout à l’heure : les calculs sont beaucoup plus importants pour les producteurs que pour les consommateurs. Bien sûr, on fait soi-même des calculs. Quand on achète des choses, on prévoit ses vacances, on prévoit son budget, etc. Ça, c’est normal, mais ça n’a pas un impact macroéconomique. Cependant, une entreprise qui va créer une usine, elle a intérêt à faire un calcul correct parce que si elle fait un mauvais calcul, son usine ne sera jamais rentable. Elle va disparaître. On aura gaspillé énormément de ressources. Donc, si on doit choisir le prix, le marché est plus important lorsqu’il détermine les prix des biens de production a priori que lorsqu’il détermine les prix des biens de consommation. Or, cela justifie aussi pour Mises et pour les néolibéraux le fait que les biens de production, donc le capital, doivent être organisés par un marché, c’est-à-dire qu’on doit pouvoir vendre, acheter une usine, une entreprise, il doit y avoir un marché des biens de production, un marché du capital qui doit être développé parce que c’est là où on va évaluer la valeur des choses et notamment la valeur des biens productifs.

La seconde guerre mondiale change tout. Il s’agit de la guerre qui est la plus industrialisée. C’est-à-dire que la question primordiale qui s’y pose est : « combien on perd de chars, de ressources dans la guerre ? ». Si on arrive à produire plus que ce qu’on perd, alors l’armée se renforce. C’est tout l’enjeu pour les Etats-Unis en particulier, parce que c’est eux qui vont vraiment mener la guerre industrielle. Du côté de l’Union soviétique, ça va être la même chose : arriver à avoir un système industriel qui produise suffisamment pour s’assurer la victoire à la fin. Cela veut dire que l’État doit prendre le contrôle de l’économie, ou en tout cas d’une partie de l’économie, c’est-à-dire l’industrie d’armement. Derrière l’industrie de l’armement, il y a tout un ensemble de ressources qui peuvent être utilisées pour des besoins civils ou militaires. Par exemple, l’acier peut servir à fabriquer des voitures, des chars, des bateaux, etc. Donc l’idée de l’économie de guerre aux États-Unis en particulier, c’est qu’il faut réorienter l’économie pour produire des chars et des bateaux et non plus des objets de l’industrie civile. Or, on a une limite à produire, on a un nombre d’aciéries, de salariés, de mines, qui sont définis. Si on laisse le marché s’auto-réguler, les commandes publiques de l’État vont complètement assécher les besoins de la société civile et on va avoir des gens qui seront très mécontents parce qu’on va avoir des pénuries. Ça peut être aussi sur l’alimentaire, le blé, parce que le blé peut nourrir des soldats ou des familles, ce n’est donc plus possible de laisser le marché déterminer des prix.

Donc, il va avoir un contrôle des prix, lequel ne va cesser de se renforcer aux États-Unis. Il va commencer dès les années 1940, c’est-à-dire avant même l’entrée en guerre des États-Unis. Il y a une réflexion sur la planification de l’industrie de l’armement. Il faut déjà se réarmer. Les Américains commencent à se réarmer très tôt, bien avant Pearl Harbour. Si on se réarme, on va avoir des ressources qui vont se réorienter vers l’industrie militaire et donc moins vers les gens, ce qui va créer des mécontentements. Évidemment, pour les éviter, on contrôle les prix. Ce contrôle ne va cesser de s’étendre et de s’amplifier jusqu’à ce qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, 90 % des prix soient contrôlés par l’État. Alors, on comprend bien que le contrôle des prix, c’est l’antithèse du néolibéralisme. Mais d’un autre côté, ce n’était pas possible en temps de guerre de faire autrement. Il faut comprendre aussi que les néolibéraux des années 1930, ils ne sont pas entendus par les responsables politiques. Je veux dire, ils n’existent pas politiquement. De toute façon, l’adversaire c’est l’Allemagne nazie, c’est le Japon. Donc il faut qu’on fasse tout pour détruire le Japon et l’Allemagne nazie. Donc il faut qu’on produise à fond dans l’industrie d’armement, quitte à réorienter les ressources vers les armées plutôt que vers la société civile.

A la fin de la Seconde guerre mondiale, l’État a une administration contrôlant les prix qui fonctionne très bien. Évidemment, tout ça est contraire à ce que ce que veulent les néolibéraux parce que ce qui intéresse le plus l’État, c’est de contrôler les prix des moyens de production, puisque c’est là que va déterminer le coût de production de l’industrie d’armement. Bon, en 1945, la paix est signée avec l’Allemagne nazie, puis avec le Japon. Que fait l’État américain ? Il pourrait dire : « Eh bien, je supprime tous les mécanismes de contrôle des prix. Et puis je reviens à l’économie néolibérale ». Mais en fait, évidemment, il ne fait pas ça. D’abord parce qu’il ne pense pas, il ne croit pas au néolibéralisme, c’est-à-dire il n’y a pas de mouvement dans les sphères politiques de l’époque. Cette idée-là n’existe pas en fait, tout simplement. Et puis parce que finalement, c’est bien pratique de contrôler les prix. D’autant plus qu’il faut reconstruire l’Europe, qu’il faut réorganiser toute l’industrie parce que maintenant, il faut évidemment produire moins d’armes. Enfin, on va en produire beaucoup, mais il faut quand même redonner un peu de souffle à la société civile, avoir les dividendes de la paix. En Europe, la reconstruction demande de la planification. Cette reconstruction européenne va inciter la plupart des responsables politiques à maintenir un contrôle des prix de tous les biens de production.

Dans le livre, j’explique beaucoup que la régulation des prix agricoles aux États-Unis vient avant la Seconde Guerre mondiale. C’est lié à l’industrialisation et la mécanisation des campagnes aux États-Unis, qui fut une catastrophe sociale. Je n’y reviens pas, cela fait l’objet de longs développements dans le livre. Les prix agricoles sont très importants, en France, en particulier pour relancer l’industrie agroalimentaire. On a les intrants qui sont les produits agricoles, notamment la betterave à sucre, le blé… toutes les céréales, globalement. Tout ça va être contrôlé par l’État, menant à la PAC à partir de 1962 dans la politique agricole commune. Il faut aussi contrôler l’énergie. On va nationaliser tout un ensemble d’industries pétrolières en France, on va avoir EDF, on va avoir dans tous les pays un système de contrôle des prix de l’énergie : ce sont les matières premières. Alors, on va avoir des grandes entreprises extractives qui vont exploiter les matières premières dans d’autres pays, puis le travail et le capital. Concernant le travail, il y a d’avoir des négociations avec les syndicats dans tous les pays du monde, c’est l’État social qui va arriver à l’après-guerre. Pour le capital, les accords de Bretton Woods de 1944 organisent un régime de monnaie internationale régulé où les les taux de change sont déterminés par le politique. Puis, on va avoir un cloisonnement des marchés financiers avec des banques centrales qui ne seront pas du tout indépendantes et qui auront pour objectif d’accompagner le redressement économique avec des taux d’intérêt faibles.

Donc, si on récapitule le système économique d’après-guerre, le système dit keynésien des Trente Glorieuses, c’est un système où l’essentiel des moyens de production ont des prix qui sont contrôlés par l’État : l’énergie, les matières premières, le travail, le capital, les produits agricoles, etc. Si ce n’est pas directement décidé par l’État, c’est sous son contrôle. Et c’est très intéressant de voir qu’en 1962, Kennedy va engueuler les sidérurgistes américains parce qu’ils ont augmenté leurs prix, ce qui n’était pas conforme à la planification prévue. Donc, il interdit aux industriels sidérurgiques d’augmenter les prix de l’acier. Alors bien sûr, tout ça, ça concerne les moyens de production, mais pas du tout les biens de consommation. On a encore un marché libre, ou plus ou moins libre a priori, dans les biens de consommation. Là, il y a la concurrence, les prix qu’on voit dans les supermarchés ne sont pas du tout contrôlés par l’État. Alors, il y a quelques prix qui sont contrôlés par l’État jusque très longtemps dans les années 1970, le prix de la baguette de pain en France, par exemple. Ça, c’est une politique sociale. Mais dans l’essentiel, dans tous les pays du monde en fait, les pays capitalistes développés, on ne va pas s’intéresser aux biens de consommation, mais on va contrôler les biens de production.

C’est là que c’est intéressant parce qu’on ne fait pas du tout ce que dit Mises. Du coup, a priori, comment fait-on pour déterminer des prix ? Comment fait-on pour faire en sorte que le système soit performant ? Bien que les calculs économiques ne puissent plus vraiment se faire, ça marche quand même. C’est cela que je trouve intéressant. Alors, encore une fois, quand je dis contrôle des prix, ce n’est pas détermination de tous les prix. On n’est pas dans un système d’économie planifiée. On a un système où l’État, ou les pouvoirs publics, ont les moyens de décider d’un certain nombre de prix, voire de contrôler un certain nombre de prix ou d’augmentations. Alors, pour l’agriculture, on décide des prix. Avec la PAC, on décide des prix de tout. Pour l’acier, on ne décide pas des prix, on va dire aux sidérurgistes : « Attention, faites gaffe ! » Pour le pétrole, même chose, dans le sens où le pétrole est exploité par les compagnies occidentales, essentiellement américaines, anglo-saxonnes, dans des pays qui n’ont aucune capacité à exploiter eux-mêmes leur pétrole, qui n’ont du coup aucune marge de manœuvre. Les prix du pétrole sont de ce fait très peu chers. Ça permet d’avantager la reconstruction et la et la réindustrialisation de toutes les économies capitalistes développées. Effectivement, le néolibéralisme théorisé dans les années 1930 est complètement oublié et on va mettre en place une politique qui est radicalement différente de celle proposée par les néolibéraux, fondée sur le contrôle des prix des moyens de production. Tout cela va durer jusqu’aux années 1970.

Le régime des Trente Glorieuses s’est-il effondré sous l’effet de ses propres contradictions ou s’agissait-il plutôt de causes externes ?

Les néolibéraux, effectivement, ont toujours dit que le problème était la monnaie. C’est là où on va voir revenir les monétaristes dans les années 1970. Ils disent que le système des Trente Glorieuses, parce qu’il contrôle la monnaie, est fondamentalement inflationniste. C’est vrai qu’il y avait une inflation dans les années 1950 et 1960, mais l’inflation restait contenue à 4 ou 5 %. Puis, dans les années 1970, l’inflation explose et fait que les néolibéraux ressortent du bois. Hayek a son prix Nobel en 1974, Friedman a son prix Nobel en 1976. Ces deux Nobel vont relancer la pensée néolibérale. Pourquoi sont-ils récompensés ? Parce que ces derniers le disent depuis très longtemps, mais ils n’étaient pas entendus avant. Mais là, le problème de l’inflation commence à devenir intéressant. A l’époque, après le choc pétrolier, même si cela commence un peu avant, on est en fait à plus de 10 % d’inflation, et cela déstabilise un peu les gens. On a une régression aussi économique, c’est-à-dire qu’on était dans un taux de croissance en France de 6 % en moyenne annuellement, avant de baisser à 2 ou 3 %. Aujourd’hui, ce serait très bien, mais dans les années 1970, c’est considéré comme une stagflation, c’est-à-dire une stagnation économique avec de l’inflation.

On entre en crise et les néolibéraux sortent du bois pour dire :  « C’est la faute des interventions de l’Etat, notamment dans la banque centrale, dans la politique monétaire, il faut re-réguler par le marché ». Et puis là-dessus va arriver une autre crise qui est l’effondrement de Bretton Woods. Alors ça, pour le coup, c’est bien un effondrement interne. Bretton Woods était un système fondé sur des parités fixes des monnaies, mais surtout, derrière ces parités fixes des monnaies, il y avait une monnaie centrale, une monnaie-pivot qui était le dollar, convertible en or. Or, la croissance des économies de Bretton Woods hors Etats-Unis est plus rapide que celle des Etats-Unis, ce qui veut dire qu’il y a une demande de dollars très importante. Cette demande-là implique un déficit commercial américain, et surtout que tous les pays ont des dollars. Ça veut dire qu’il y a une émission très forte de dollars pendant toute la reprise. Et évidemment, il n’y a pas d’augmentation du stock d’or. Au bout d’un moment, les dollars émis ne peuvent plus être convertibles, et advient l’effondrement du système de Bretton Woods. Cet effondrement va déstabiliser profondément la régulation financière puisque du coup, les pays vont être en concurrence pour attirer le capital et libéraliser leurs marchés de capitaux. Je simplifie, mais c’est un peu ça pour maintenir et stabiliser leur monnaie. L’Allemagne est l’un des premiers pays à faire ça.

Donc, où en est-on dans les années 1970 ? On est dans un système financier qui a commencé à se déstabiliser. Mais les autres institutions de régulation, elles, restent celles qu’elles étaient. Et c’est l’apparition des néolibéraux qui va changer la logique. Ils vont dire qu’en fait, il faut changer les choses.

Alors une deuxième chose qu’il faut que je dise ici, que j’ai oublié de dire, c’est qu’il y a une autre institution qui est déstabilisée dans les années 1960, c’est le contrôle des prix des matières premières et de l’énergie. Ça va conduire au choc pétrolier de 1973, lequel n’est pas uniquement dû à la guerre du Kippour, même s’il arrive au même moment. En fait, ça avait commencé avant.

Dès janvier 1973, on avait commencé à avoir une augmentation du prix du pétrole. Surtout, c’est la nationalisation des puits de pétrole au début des années 1970, en 1971 en particulier, qui fait que les pays producteurs de pétrole nationalisent leurs entreprises pétrolières. Auparavant, ils n’avaient pas le contrôle sur leurs puits. Quand ils mettent des ingénieurs locaux plutôt que des ingénieurs occidentaux pour organiser l’extraction de pétrole, ils cassent la dynamique qui permettait de contrôler les prix du pétrole. Et derrière le pétrole, il y a toutes les matières premières.

Au total, qu’est-ce qu’on a ? Deux piliers très importants de la régulation de l’après-guerre s’effondrent. Le premier, c’est le système financier organisé et contrôlé par le Bretton Woods qui s’effondre en 1971, puis l’incapacité des pays occidentaux à contrôler les prix des matières premières et du pétrole en particulier. A partir de ce moment-là, il faut trouver un autre régime de régulation.

Au final, pour moi, cet effondrement, il n’est pas uniquement dû à la contradiction du système, mais simplement au changement, à la décolonisation, et pour ce qui est de Bretton Woods, à une défaillance interne du mécanisme qui est le maintien de la relation avec l’or. Pour moi, c’est ça le problème de Bretton Woods. Si on n’avait pas eu cette conversion du dollar en or, on aurait pu tout à fait maintenir un système de changes, de changes fixes, un contrôle des mouvements de capitaux, une régulation politique de la sphère financière. Comme la convertibilité du dollar en or a été suspendue puis abolie, tout le reste, on l’a aussi jeté à la poubelle, alors qu’à mon avis, il n’y avait pas nécessairement besoin qu’il en soit ainsi. Donc, je dirais, pour répondre à la question, que ce sont des événements externes qui ont conduit à la chute de Bretton Woods, donc du système de régulation des Trente Glorieuses, un dysfonctionnement. Alors ça, c’est un terme, mais marginal dans le système qui est le maintien d’un rapport avec l’or qui était décidé en 1944, surtout parce qu’à mon avis, c’est au cœur de la dynamique qu’on va voir arriver : la perte de contrôle des Occidentaux sur les prix des matières premières et l’énergie. Alors évidemment, on peut dire, quelque part, que c’est une bonne chose parce que ces pays producteurs de pétrole et matières premières étaient totalement dépendants des entreprises occidentales. Ils étaient colonisés, ils étaient exploités pour leurs matières premières et leur énergie. Il était naturel et normal qu’ils prennent leur indépendance. Mais du coup, ça a entraîné une réponse des pays occidentaux qui est de faire jouer la force du marché. C’est-à-dire qu’ils ont commencé à acheter du pétrole à l’Union soviétique ou à d’autres pays, à exploiter leur propre pétrole. Donc ils ont cherché, pour compenser le cartel pétrolier, à faire jouer les forces du marché et de la concurrence.

On peut résumer les choses comme ça. La perte du contrôle des prix des matières premières est due à la décolonisation et à l’émancipation d’un certain nombre de pays. On pourrait dire qu’elle est due au fait qu’effectivement, le système de régulation des 30 Glorieuses était fondé sur un rapport de force qui en soi était problématique. Mais on aurait pu concevoir un système de régulation des prix qui soit plus correct que celui qui a été mis en place. Bref, je veux simplement dire que le régime de contrôle des prix, des marchés financiers, du capital et des matières premières et de l’énergie s’effondre. Ensuite, cela va entraîner, dans les années 1980, l’effondrement de toutes les autres régulations : le travail, l’agriculture et globalement même l’électricité. Enfin, même l’énergie qui n’est pas importée, qui est produite sur place, va être démantelée avec le marché européen de l’électricité.

 

Comment les idées néolibérales sont-elles parvenues à s’imposer dans les champs académique et politique ?

En fait, les théories économiques depuis la fin des années 1960 étaient déjà acquises aux thèses néolibérales chez les économistes. Ça ne veut pas dire que tout le monde était néolibéral, mais les économistes sont très tôt néolibéraux. En fait, ils sont très tôt convaincus par l’argument de de Hayek et de Mises. En 1970, Eugène Fama, prix Nobel d’économie, bien plus tard, va définir l’efficience des marchés financiers par le fait que toute l’information doit être comprise dans le prix. Et ça, c’est la formulation directement inspirée de Hayek. Donc, du point de vue des économistes, l’idée selon laquelle les marchés doivent être des systèmes de détermination des prix pour coordonner la société est considérée comme une évidence à ce moment-là. Mais elle n’existe pas encore dans les institutions et dans les politiques publiques. C’est ça qu’il faut comprendre. Cela va paraître quand certains dictateurs comme Pinochet vont se dire : « Eh ben tiens, on va enfin mettre en application les théories de l’école de Chicago ». Donc là aussi, l’école de Chicago, c’est une école qui, dans les années 1950 en fait est néolibérale au sens strict, et c’est une des écoles qui va devenir la plus influente. Donc, dans le champ des économistes et des intellectuels économistes, on est acquis aux thèses néo-libérales très tôt, et ça va arriver bien plus tard dans le champ du politique. Et ce qui va être l’élément déclencheur pour moi, c’est effectivement la crise de Bretton Woods et le choc pétrolier. On peut voir le changement de paradigme dans tous les secteurs.

Ce qui va être l’élément déclencheur […], c’est effectivement la crise de Bretton Woods et le choc pétrolier.

Pour prendre un exemple, dans les années 1980, on a vraiment eu la libéralisation des marchés financiers avec l’Acte Unique européen en 1986 qui va organiser, consacrer la libre circulation du capital, puis le traité Maastricht avec l’indépendance de la Banque centrale et de la Banque centrale européenne ainsi que l’obligation pour tous les pays européens d’avoir une banque centrale indépendante. Après, dans les années 1990, on a la question du marché du travail qui avait été préservé jusque-là, et puis l’idée selon laquelle il faut inciter les chômeurs à travailler avec les politiques d’activation. On va dire du problème du chômage que c’est un problème d’organisation du marché du travail et non pas un problème de demande globale trop faible. C’est-à-dire qu’on va considérer que le chômage n’est pas lié à la crise économique mais lié aux dysfonctionnements du marché de l’emploi. Donc on va déréglementer le marché de l’emploi, on va avoir jusqu’aux loi Travail, la loi El Khomri, etc. Dès les années 1990, on va libéraliser un certain nombre de marchés de services publics comme les télécommunications. Dans les années 2000, on va libéraliser le fret, la SNCF, l’énergie et, notamment, l’électricité, on va privatiser tout un ensemble d’entreprises. Alors aussi, à partir de 1994, les accords de Marrakech vont organiser la libéralisation progressive de l’agriculture. Voilà la disparition des quotas laitiers, le changement de la politique agricole d’une tarification régulée, d’un contrôle des prix des produits agricoles à des subventions directes aux producteurs. Tout ça va se faire à partir des années 1990, et va s’étendre dans les années 2000. Tout ce qui avait été régulé auparavant est dérégulé. Cela, c’est toujours la même logique que les prix de marché.

 

L’opprobre du néolibéralisme est souvent envoyé à la droite. Pourtant, dans la mise en place des politiques néolibérales, on retrouve beaucoup d’hommes politique de gauche…

En revanche, c’est vrai que le néolibéralisme n’est pas que conservateur. Les néolibéraux étaient de gauche aussi, et en particulier les socialistes français. Il y a un ouvrage de Rawi Abdelal qui parle du « Consensus de Paris ». Dedans, il explique que toutes les règles de la globalisation financière ont été instaurées par des néolibéraux « socialistes » français : Pascal Lamy, Jacques Delors, Michel Camdessus, etc. Tous ces gens-là ont créé la mondialisation financière telle qu’on la connaît. Les socialistes, dès les années 1980, sont complètement convaincus – Attali le premier – des thèses néolibérales, c’est-à-dire qu’ils pensent que le marché et la concurrence, c’est ce qui permet l’efficacité. D’ailleurs, c’est tellement vrai que les nationalisations de 1981 ont servi à renforcer la compétitivité et la concurrence des entreprises privatisées. C’est-à-dire que l’Etat s’est complètement mis au service du marché dans le sens où il a nationalisé des entreprises non pas pour exproprier des propriétaires, mais pour renforcer ces entreprises dans la concurrence internationale et restructurer toute la sidérurgie française, et ensuite revendre tout ça à des propriétaires privés. Quant au libre-échange, là aussi, la gauche s’y est convertie très facilement. La transformation de la Bourse de Paris, la libre circulation du capital, tout cela a été mis en place par la gauche en France.

Donc effectivement, on peut dire que le néolibéralisme n’est pas une thèse conservatrice. Beaucoup des conservateurs ne sont pas néolibéraux. Par exemple, les souverainistes ne sont pas forcément de droite, ne sont pas forcément néolibéraux. Et puis tous les néolibéraux ne sont pas de droite non plus. Il y en a qui sont de gauche et Pascal Lamy est sans doute l’un des meilleurs représentants du néolibéralisme de gauche puisqu’il a été chef directeur de cabinet de Delors au moment où il a fait l’Acte unique, quand il était au cœur de la néolibéralisation de l’Europe. Puis il a été directeur de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, qui a organisé le libre-échange. Pourtant, il n’a jamais renié ses convictions socialistes.

 

Sur la grande hétérogénéité des penseurs néolibéraux, on ne peut que recommander les travaux de Serge Audier. On ne peut pas sérieusement soutenir la thèse du vaste complot néolibéral ourdi lors du Colloque Lippmann, déployé par la Société du Mont-Pèlerin et parachevé par la construction européenne…

Serge Audier, moi je ne suis pas entièrement d’accord avec sa thèse. D’abord sur la définition du néolibéralisme. Certes, il a raison de critiquer les approches purement foucaldiennes du néolibéralisme qui tendent à faire du néolibéralisme – celles de Dardot et Laval en particulier – quelque chose qui n’est pas vraiment économique. C’est-à-dire qu’il y ait une espèce de nouvelle morale, de concurrence, d’organisation de la concurrence de l’homme entreprise, etc. Parce que Michel Foucault insiste beaucoup sur le changement de gouvernementalité qui est derrière le néolibéralisme et derrière la société de concurrence en quelque sorte, qui est au cœur et de production qui est au cœur du néolibéralisme selon Foucault et Dardot-Laval. Donc, dans La nouvelle raison du monde, ils vont approfondir cette réflexion de Foucault en caractérisant le néolibéralisme comme une forme de nouvelle morale de la concurrence. Serge Audier répond à juste titre à ces gens en disant : « D’accord, très bien. Mais comment expliquez-vous la libéralisation financière ? Comment expliquez-vous tout un ensemble de caractéristiques du néolibéralisme qui ne rentrent pas du tout dans le cadre foucaldien ? »

A titre personnel, j’ai une vision plus économique, plus terre à terre sur les penseurs. Qu’est-ce qu’ils ont derrière la tête quand ils pensent le néolibéralisme ? D’après moi, c’est une doctrine économique. Mais là où je suis en désaccord avec Audier, c’est qu’il finit par dire que tous ces néolibéraux ne sont pas d’accord entre eux et ils se divisent en branches. À partir du début des années 1960. Il n’y a pas d’unité, nous dit-il, du néolibéralisme. Alors, d’une part, il est vrai qu’il y a différentes variantes du néolibéralisme, ça on est tous d’accord, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’en fait, on a fini par reprocher à Audier de détruire son objet d’étude. A la fin, il n’a pas de définition du néolibéralisme. Il caractérise l’histoire intellectuelle de tous ces auteurs et il le fait très bien. Mais, au bout du compte, il n’y a pas définition, donc on ne sait pas si finalement ils ont plus de points communs que de divergences ou plus de divergences que de points communs. En fait, cette question-là, Audier n’y répond jamais. Donc, j’ai essayé de reconstruire, j’ai pris en compte tout ce qu’il a dit, mais j’ai essayé de montrer qu’il y a aussi une unité de vision des choses. Et c’est pour cette raison que j’ai reconstruit ce temple du néolibéralisme. Le système des prix de marché en concurrence, on le retrouve quand même dans le tout premier premier point de l’agenda du libéralisme. Tous sont d’accord sur la concurrence, tous sont d’accord sur le libre-échange, tous sont d’accord sur la monnaie et je cite les auteurs des trois courants qui disent tous la même chose à ce niveau-là. Et tous aussi sont d’accord sur l’ordre social et dans tous les livres, y compris Hayek et Friedman, on va voir une composante sociale du néolibéralisme.

Je maintiens qu’il y a une vision commune à tous ces auteurs néolibéraux, même s’ils ont de nombreux désaccords. Serge Audier a tendance à rentrer dans des débats parfois un peu secondaires sur pas mal de choses. En fait, on peut être d’accord, par exemple sur l’objectif de stabilité des prix et être en désaccord sur la manière d’y arriver. Ça, ce sont des oppositions claires. Par exemple, est-ce que pour avoir la stabilité des prix, il faut une banque centrale indépendante ? Est-ce que cela suffit ou est ce qu’il faut au contraire une concurrence entre les monnaies (Hayek) ? Friedman va dire qu’il faut avoir des règles strictes d’augmentation de la masse monétaire qui soit conforme à l’évolution du PIB. Les ordolibéraux, les économistes de Chicago, et Hayek disent des choses totalement différentes sur la monnaie. Est-ce que ça veut dire qu’ils appartiennent à des courants différents ? Pas forcément, parce que leur objectif reste la stabilité des prix à chaque fois et leur façon de penser. Le problème de la stabilité des prix, c’est toujours une manipulation des prix par les gouvernements et le politique. Tous sont d’accord pour dire que l’inflation a toujours une origine monétaire. Ils ont une approche où c’est la quantité de monnaie qui détermine l’inflation. Les gouvernements sont toujours là pour manipuler la monnaie, ils sont tous d’accord là-dessus. Après, comment fait-on pour empêcher le gouvernement de manipuler la monnaie ? Une banque centrale indépendante ? Des règles strictes d’augmentation de la masse monétaire ? Une concurrence entre les monnaies ? Là, ils vont être en désaccord. Mais il y a tout de même une homogénéité de représentation d’abord.

Le regard du philosophe ne sera pas le même que le regard de l’économiste sur la question néolibérale.

C’est pour cette raison que je ne suis pas d’accord avec Audier pour dire que le néolibéralisme n’existe pas. Il existe. Je suis économiste et lui philosophe. De fait, j’interprète à l’aune des théories économiques la vision de ces auteurs néolibéraux. Audier a plutôt une réflexion sur les valeurs sous-jacentes. Sur ce point, il est possible que Audier ait raison, c’est-à-dire que les valeurs sous-jacentes ne soient pas les mêmes. Par exemple, il est vrai que les ordolibéraux allemands ont une vision de l’Etat, de l’ordre, conservatrice. Audier insiste beaucoup là-dessus en disant, par exemple, que l’homme entreprise révulserait des gens comme Ruskoff ou Röpke. Pourquoi ? Parce qu’ils ont une vision humaine. Ils sont contre l’homo œconomicus en quelque sorte. Tandis que Friedman a une vision beaucoup plus abstraite de l’être humain, beaucoup plus rationnelle, beaucoup plus désincarnée si j’ose dire. Donc évidemment, pour Audier, ces deux visions ne peuvent pas être compatibles. Mais moi je trouve quand même que malgré ça, il y a au niveau des propositions économiques et au niveau des analyses économiques, beaucoup de convergences. Voilà, donc c’est pour ça qu’il est important de multiplier les regards. Le regard du philosophe ne sera pas le même que le regard de l’économiste sur la question néolibérale.

 

En vous concentrant sur son pilier monétariste, l’idée-force de votre ouvrage est celle d’un déclin du néolibéralisme. Quand situez-vous ce début de la fin ?

C’est la crise financière des « subprimes ». Au départ, c’est une crise des marchés financiers qui ne parviennent plus à évaluer le prix d’un certain nombre d’actifs, ces actifs risqués appuyés sur le marché immobilier américain. Plus personne n’en veut, donc le marché s’effondre et la demande disparaît, et donc il n’y a plus de prix. Le fait qu’il n’y ait plus de prix à des actifs financiers qui sont détenus par de nombreuses entreprises, sociétés financières, pose un problème parce que ça veut dire que virtuellement, certaines entreprises détiennent des titres dont on ne sait plus ce qu’ils valent. Dans ce cas-là, si on ne sait plus ce qu’ils valent, on est tenté de mettre une valeur zéro et dans ce cas-là, on fait faillite. On est sorti de la crise financière aux Etats-Unis par le rachat par l’Etat fédéral d’abord, puis la Banque centrale américaine, la Réserve fédérale, de ces titres risqués. On a recréé des prix. Pour acheter des titres, bien sûr, il faut déterminer à quel prix on les rachète. A de ce fait eu lieu un processus de négociation. À la fin, les autorités, des experts qui sont venus et les autorités publiques américaines, puis les autorités de la Banque centrale, ont racheté ces titres. Ces politiques ont pris la forme de ce qu’on appelait à l’époque le « quantitative easing », l’assouplissement quantitatif. Ça avait pour but d’assainir le marché en rachetant les titres, en devenant en quelque sorte un acheteur en dernier ressort et en recréant un marché par intermédiaire de l’intervention publique. Alors, on comprend bien la contradiction avec le néolibéralisme : on n’a plus des prix de marché, on a des prix décidés par des autorités politiques.

Puis, le « commodity facilitating » a continué parce une fois qu’on a résolu la crise financière, on avait un problème de crise économique : la faillite de General Motors, Obama qui devait relancer l’activité économique. Là, on avait un problème. Les Etats, lorsqu’ils s’endettaient, l’ont été à des taux élevés et notamment les Etats-Unis, donc ils ne pouvaient pas emprunter, et donc ne pouvant pas emprunter, ne pouvaient pas relancer l’activité économique. La Banque centrale américaine puis britannique ont commencé dès 2009 à racheter en masse des obligations publiques pour faire baisser les taux d’intérêt. Donc là aussi, je ne vais pas m’appesantir sur la technique, mais, simplement, il y a une règle en finance qui est que plus les prix des obligations publiques augmentent, plus les taux d’intérêt des obligations publiques baissent et donc les taux d’intérêt auxquels les Etats empruntent baissent. Pour faire augmenter artificiellement la valeur des obligations et faire baisser les taux d’intérêt, la Banque centrale américaine, puis la Banque d’Angleterre, ont commencé à racheter massivement sur les marchés financiers les obligations publiques. Cela a permis à Obama de financer son plan. Puis, le Royaume-Uni a fait pareil en Europe. On a été plus réticent là aussi en raison des institutions néolibérales. C’est-à-dire que la Banque centrale européenne avait le droit de racheter les titres, les obligations publiques pour faire baisser les taux d’intérêt. Puis, on a été pris dans la crise de l’euro, donc une crise des dettes souveraines qui est une crise du fait qu’il y a des Etats qui ont des taux d’intérêt trop trop élevés.

En contrôlant les prix d’intérêts, les taux d’intérêt par leurs achats, leurs interventions sur les marchés financiers, leurs achats des obligations publiques, la logique néolibérale a été sérieusement amendée. En tout cas dans la sphère financière.

La BCE s’est elle aussi rangée dans ces politiques de collectivisme en 2015 pour résoudre la crise grecque, en rachetant massivement des titres publics pour faire baisser les taux d’intérêt. Puis, il y a eu la crise du Covid en 2020 où là, toutes les banques centrales se sont mises à avoir des plans massifs, plus qu’auparavant, de rachat de dettes publiques pour permettre aux États de répondre à la crise du Covid. On voit bien que depuis 2008, on est rentré dans un monde où le prix du capital, le taux d’intérêt, c’est-à-dire le prix de l’argent, du capital, est aujourd’hui en grande partie contrôlé par les banques centrales. Alors, je dis : « en grande partie ». En même temps, aujourd’hui, si on regarde la période très récente, c’est un peu plus compliqué puisque les pratiques ont cessé. Mais on sait que si jamais il y avait une crise, les banques centrales pourraient racheter des obligations publiques pour faire à nouveau baisser les taux d’intérêt. Pour moi, on est rentré dans un régime où une autorité politique, les banques centrales, même si elles ont officiellement pour vocation de lutter contre l’inflation, ne font pas que ça. Elles essayent d’être des « prêteurs en dernier ressort » si je puis dire. Alors, pas directement mais indirectement : en contrôlant les taux d’intérêt par leurs achats, leurs interventions sur les marchés financiers, leurs achats des obligations publiques, la logique néolibérale a été sérieusement amendée. En tout cas dans la sphère financière.

 

Cette réduction de votre analyse à la disparition du monétarisme n’est-elle pas problématique ?

En réalité, Déclin et chute du néolibéralisme est un pari sur l’avenir : à partir du moment où le néolibéralisme ne fonctionne pas dans la finance, il va aussi perdre en légitimité dans les autres secteurs. On le voit déjà un peu puisque finalement, la critique du marché européen de l’électricité existe : les Européens se sont mis à limiter le prix du gaz et se sont mis à réorganiser le marché de l’électricité. Ils l’ont un peu réorganisé pour baisser la part du marché dans les prix. Il faut comprendre que la réforme qui a été proposée, qui est en train d’être mise en place, c’est une réforme qui permet de contractualiser davantage à long terme, c’est-à-dire d’éviter de réduire la fluctuation des prix de marché. Donc déjà, c’est un mécanisme de contrôle des prix en quelque sorte, certes décentralisé par les acteurs eux-mêmes. Ce n’est pas l’Etat qui détermine les prix, mais on a bien vu Bruno Le Maire plafonner les prix d’électricité pour les boulangers et on a bien vu d’autres Etats dire « Attention ! », on a vu l’Espagne et le Portugal sortir du marché de l’électricité, etc. Donc ce que je veux dire par là, c’est que l’idée du contrôle politique des prix n’est plus taboue. Voilà, c’est ça en fait ce que ça veut dire puisque ça fonctionne dans le marché et dans les marchés financiers. Pourquoi ça ne fonctionnerait pas dans l’agriculture, dans l’énergie ou ailleurs ?

Mon sentiment, c’est que lorsqu’on a commencé à abandonner l’idée dans le marché le plus important, il n’y a aucune raison qu’elle se maintienne dans les autres. Mais je suis d’accord, c’est un pari. Je n’ai aucune certitude pour l’instant.

Pour moi, on est sorti de l’évidence que les prix de marché étaient toujours préférables aux prix administrés. Alors maintenant, il faut comprendre que le néolibéralisme a mis très longtemps à se mettre en place, et d’ailleurs il a commencé à se mettre en place dans la finance après l’échec de Bretton Woods dans les années 1970. Mais les dernières régulations par les prix des marchés, c’est les années 2000 et même 2010 puisque la libéralisation du fret, du transport ferroviaire de voyageurs, c’était il y a deux ans, même si ça ne marche pas. Moi, mon sentiment, c’est que lorsqu’on a commencé à abandonner l’idée dans le marché, le plus important, il n’y a aucune raison qu’elle se maintienne dans les autres. Mais je suis d’accord, c’est un pari. Je n’ai aucune certitude pour l’instant. Personne ne dit qu’on va contrôler, administrer les prix agricoles par exemple. Il y a des syndicats agricoles qui le demandent, mais pour l’instant, ce n’est pas dans les tiroirs. On n’a pas dit qu’on allait réguler les prix du lait ou les prix du beurre ou les prix des céréales, mais peut-être que les prix des céréales, par exemple, ça va devenir nécessaire si on a une explosion des prix liée à ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine.

 

Pointant les dangers d’un capitalisme néoféodal (Supiot, Graeber, Zuboff) ou d’un effondrement institutionnel (Streeck), vous rappelez que la sortie du néolibéralisme pourrait ne pas se faire par le haut…

On a tendance à penser que le post-néolibéralisme, c’est forcément ce qui viendrait après. Le post-néolibéralisme serait forcément une forme de socialisme rénové, d’économie régulée ou de nouvelles Trente Glorieuses. Déjà les nouvelles Trente Glorieuses, on oublie, ce n’est pas possible, parce qu’elles ne peuvent fonctionner que si on contrôle les prix des matières premières et de l’énergie. Pour cela, il faut avoir chez soi de l’énergie et des matières premières. Or, nous n’en avons pas. On n’a pas de lithium, ou en tout cas pas suffisamment assez, on n’a pas de pétrole… Donc pour l’instant, l’idée selon laquelle on va contrôler les prix des matières premières par une forme de néocolonialisme, ça ne marche pas. Regardez les BRICS, ils n’ont pas envie de se laisser contrôler. Les Trente Glorieuses, c’est quand même du néocolonialisme. C’est pour ça qu’on ne peut pas revenir en arrière là-dessus. Ensuite, contrôler les prix. Au service de qui ? Pour quoi faire ? Dans les Trente Glorieuses, il y a eu d’abord l’économie de guerre, donc un choc énorme tout de même. C’est pour cela qu’on a contrôlé les prix. Il y avait derrière un objectif de battre l’Allemagne et le Japon. Ensuite, il y avait l’objectif de reconstruction. Et là aussi le contrôle des prix s’est fait dans une espèce d’évidence politique de l’époque. Il fallait reconstruire à tout prix, relever la France, l’Europe ou même, plus généralement, utiliser correctement l’argent du plan Marshall, etc.

Dans la situation actuelle, il n’y a pas d’objectif collectif fort qui permet de dire qu’on va contrôler les prix pour parvenir à cela. Le danger, c’est que le contrôle des prix se fasse au service d’intérêts particuliers, c’est-à-dire que l’État soit mis au service d’intérêts, de groupes d’intérêts. On dirait des lobbies, mais moi j’ai envie de dire des fiefs, c’est-à-dire des seigneurs économiques. C’est ce qui fonctionne en Russie aujourd’hui et évidemment en Chine, dans d’autres pays qui ont des économies capitalistes, mais dans lesquels l’État n’est pas un État libéral, ni même un État néolibéral. L’État ne se met pas au service d’une abstraction comme le marché. L’Etat se met au service d’oligarques, d’industriels, de membres du Parti communiste en Chine et donc de gouverneurs locaux. C’est un mécanisme qui, pour moi, représente davantage un système néo-féodal qu’un système de type Trente Glorieuses démocratiques.

Je ne crois pas que la fin du néolibéralisme sera l’économie démocratique que j’appelle de mes vœux.

J’ai envie de dire que si on suit la pente actuelle du gouvernement français, on voit bien qu’il y a parfois des confusions entre l’intérêt collectif et l’intérêt particulier. On voit bien parfois que l’on ne sait pas trop si le gouvernement fait des politiques pour défendre un objectif abstrait, incarner la performance économique ou parfois simplement, s’il ne va pas aider des copains. En période de désorganisation idéologique, en période où on ne sait plus trop ce qu’on doit faire, on en vient assez vite à faire des choses très concrètes, c’est-à-dire non pas aider des abstractions théoriques, mais aider des gens réels qui peuvent nous renvoyer l’ascenseur. En période de déstabilisation politique, les forces féodales, pour moi, sont ce qui est le plus naturel dans la société humaine. Alors qu’est-ce que sont les forces féodales ? C’est le principe du « Je te prête allégeance et en échange tu me protèges » ou, quand on est fort, « Je te protège et en échange tu me prêtes allégeance et tu me rendras un service plus tard ». C’est dans tout système inégalitaire. Confrontés à un environnement institutionnel pas très stable, à des dangers extérieurs, les gens vont chercher protection chez plus fort qu’eux. Donc on a ces mécanismes néo-féodaux qui vont apparaître. Pour moi, s’il n’y a pas de projet politique transcendant plus puissant vers lequel organiser l’économie pour cet objectif en quelque sorte, c’est ce qui va nous attendre. C’est-à-dire que je ne crois pas que la fin du néolibéralisme sera l’économie démocratique que j’appelle de mes vœux. Cela risque d’être une forme de capitalisme néo-féodal, comme on le voit en Chine ou en Russie ou dans d’autres pays. C’est cela qui m’inquiète, et on a déjà des tendances comme cela. Alain Supiot le décrit très bien dans La Gouvernance par les nombres.

Wolfgang Streeck est un sociologue allemand. Lui, il a une vision encore plus radicale. Il pense que le capitalisme, à force de s’intensifier, finira par faire s’effondrer la société. Moi je n’y crois pas trop, mais c’est intéressant comme idée. On a aussi Cécile Durand, une spécialiste de l’économie numérique, qui montre que les mécanismes féodaux sont déjà à l’œuvre dans l’économie numérique aujourd’hui. C’est-à-dire dans ce qui est le plus avancé dans le capitalisme actuel, puisque finalement ce ne sont plus les marchés qui régulent les plateformes numériques, ce sont des rapports de force. Voilà, si je devais parier de l’argent sur l’avenir, je dirais qu’il y a quand même plus de chances pour que le néolibéralisme, en s’effondrant, ouvre la voie à un système socioéconomique et politique fondé sur les rapports de force. C’est-à-dire que l’État contrôlera les prix, certes, mais au service d’intérêts particuliers et pas au service d’un intérêt collectif. Evidemment, ce serait pire que le système actuel. On croit qu’on vit dans un système horrible, mais rassurez-vous, il y a pire. Je veux dire, moi je préfère nettement aujourd’hui vivre en France qu’en Russie ou en Chine. Mais peut-être que demain, on n’aura pas le choix.

 

Prenant pour hypothèse que nous ne pourrons nous passer des institutions que sont l’Etat et le marché, vous proposez un « agenda pour une économie démocratique ». Quels en sont les contours ?

La régulation économique peut se faire de différentes façons, par le pouvoir politique ou par le marché. Les ressources peuvent être distribuées par le pouvoir politique ou par le marché. Le pouvoir politique peut être démocratique ou non démocratique. Le marché peut être organisé sous la forme d’un système concurrentiel ou au contraire sous l’emprise d’oligopole. Clairement, la vision que j’ai d’une économie qui fonctionne bien, c’est la vision dans laquelle il y aurait un rôle important joué par l’État et en même temps un rôle important joué par le marché. C’est-à-dire que je ne crois pas au système soviétique où il y a plus de marché du tout et où tout est organisé par l’Etat. Je pense que les gens ont besoin d’espaces de liberté et d’autonomie. Je pense que si l’Etat devait contrôler tous les prix, très vite, il se passerait ce qui s’est passé en Union soviétique, c’est-à-dire des gens qui vont accaparer, utiliser le pouvoir qu’ils ont sur l’économie pour agir sur leur propre intérêt. Il faut savoir qu’en en URSS, il n’y avait pas beaucoup d’inégalités formelles. Les écarts de revenus étaient faibles, mais il y avait des inégalités énormes sur les capacités qu’on avait d’avoir des choses. C’est-à-dire que l’argent n’étant plus le problème, d’autres rapports de force pouvaient émerger. Alors la question du coût, c’est quelle part pour l’Etat, pour la régulation publique de l’Etat et quelle part pour le marché ?

La première chose qu’il faut faire, c’est distinguer les moyens de production des objets de consommation. Je pense que le marché de consommation doit rester libre. En général, c’est la règle. Alors que les moyens de production, eux, ils doivent être davantage contrôlés par l’Etat. Et pour une raison simple, c’est que ces moyens de production sont au cœur de la transition écologique. Donc la première chose à voir, c’est comment fait-on pour avoir une économie qui consomme moins de ressources, qui pollue moins, qui émet moins d’émissions de gaz à effet de serre et qui soit soutenable à long terme ? Soit on fait confiance aux forces du marché et dans ce cas-là, à mon avis, on n’y arrivera pas. Soit on organise une régulation politique des ressources qui nous restent. Pour prendre un exemple, j’entends les militants qui disent « Stop oil now » : en réalité, on ne va pas pouvoir arrêter le pétrole maintenant pour une simple raison, c’est que par exemple, si on veut rénover les bâtiments, il va falloir du pétrole, il va falloir des machines qui fonctionnent au pétrole pour isoler tous les bâtiments qui existent déjà ; si on n’a pas de pétrole pour isoler, on va avoir du mal à isoler. Il faut du pétrole si on veut que nos services publics fonctionnent, si on veut que l’infirmière puisse aller à l’hôpital soigner les gens, il va bien falloir qu’elle mette de l’essence dans sa voiture. Donc « Stop oil now », c’est impossible, ça n’a aucun sens. On a besoin de carburant aujourd’hui pour faire fonctionner la société, y compris pour organiser la transition écologique. Mais dire ça ne veut pas dire « Brûlons tout ce qu’on a ». On a un stock limité de pétrole encore à brûler. Il vaudrait mieux ne pas tout le brûler. Il vaudrait mieux en garder sous terre, dans les gisements pour éviter d’émettre du CO2. Mais la partie qu’on doit utiliser, il faut l’utiliser correctement. Ça veut dire que le pétrole qui sert à rénover les bâtiments, il est utile. Le pétrole qui sert à faire fonctionner les services publics, il est utile. Le pétrole qui sert à voyager dans l’espace pour des touristes milliardaires, il n’est pas utile. Et là se pose la question des ressources naturelles limitées, ressources en énergie limitées. L’utilisation qu’on a de cette énergie doit être orientée de manière efficace. Il faut en discuter collectivement. Si aujourd’hui on considère que le prix du pétrole vaut la même chose pour faire du tourisme spatial ou aller soigner des gens, l’infirmière qui fait sa tournée par exemple, ça veut dire qu’Elon Musk achète l’essence au même prix que l’infirmière, et ça, pour moi, ça pose un vrai problème. C’est-à-dire que lorsqu’on a de l’argent, on peut brûler tout le pétrole, on peut décider de faire une piscine de pétrole et puis le brûler juste pour son loisir. Rien n’est si simple. Ce que je veux dire, c’est qu’on peut gaspiller du pétrole sans aucune contrainte tant qu’on a l’argent pour le faire. Mais il y a en même temps des gens qui ont besoin de ce pétrole pour rendre des services publics et eux, ils le payent aussi cher. Donc là, il y a une réflexion qu’il faudrait avoir sur la capacité d’avoir des prix différents selon les usages et les usagers.

C’est totalement contradictoire avec le néolibéralisme, parce que ça veut dire que la valeur du pétrole, c’est quoi ? Il faut comprendre que le néolibéralisme, c’est une quantification de la valeur des choses. J’ai du pétrole dans mon garage, ça fait partie de mon patrimoine. Je sais combien vaut ce patrimoine parce qu’il y a un prix du pétrole. Maintenant, si je dis que le pétrole n’a pas le même prix, selon n’a pas la même valeur selon qu’il est utilisé pour telle ou telle chose, alors mon pétrole ou mon garage, il a quelle valeur ? Eh bien, je ne sais pas, ça dépend de quel usage il est consacré. Et ça, la quantité, la valorisation, la quantification de la valeur, le principe même de quantifier la valeur par l’intermédiaire d’un prix qui est adossé à la marchandise et non pas par l’intermédiaire d’un prix qui est différent selon l’usager, c’est une révolution comptable, une révolution institutionnelle qui, à mon avis, doit être au cœur du principe de notre future démocratie économique. Et je crois qu’on a à inventer un marché qui puisse avoir des prix différents pour les mêmes biens. Ce serait extrêmement utile. Donc, qu’est ce qui explique qu’un même bien peut avoir des prix différents ? Justement, c’est le politique qui doit décider cela, donc dire que, par exemple, le prix du pétrole pour un milliardaire qui va faire un vol en jet privé peut être très différent du prix du pétrole pour faire fonctionner les services publics ou pour rénover les bâtiments.

Le deuxième élément, c’est qu’on a le droit de contrôler un certain nombre de prix pour d’autres raisons que la question écologique. Par exemple, on a aujourd’hui une loi qui est encore très importante, qui est le prix unique du livre. Ça, c’est un sujet très intéressant parce que le néolibéralisme n’a pas tout envahi. On a protégé le secteur culturel du néolibéralisme par un certain nombre de lois, dont le prix unique du livre, dont le fait qu’une partie des places de cinéma sont utilisées pour financer la création. Toutes ces politiques culturelles, on les trouve très bien pour maintenir nos réseaux de librairies et notre créativité, et nos spécificités culturelles. En revanche, on est incapable de les étendre. Or, par exemple, la question du prix du blé ou du prix des biens alimentaires mériterait qu’on s’intéresse à la manière dont les prix de ces matières essentielles sont déterminés. Pourquoi laisser le marché réguler les prix du blé et interdire le marché et réguler le prix du livre ? Clairement, moi, j’ai toujours été étonné de la mansuétude qu’on a vis-à-vis de l’industrie culturelle en France et de la manière extrêmement rigide qu’on a de penser l’agriculture. L’agriculture est tout de même plus utile que la culture. Je trouve que la culture, c’est très important, mais si on ne peut pas manger, on ne peut pas lire non plus. Or, on a quand même considéré que manifestement, c’était plus important de réguler les prix de la culture que de réguler les prix agricoles. C’est quand même bizarre. Donc là aussi, on a une réflexion à avoir sur comment assurer la souveraineté alimentaire. J’ai fait une vidéo d’ailleurs sur ma chaîne YouTube. J’invite les auditeurs à regarder sur ce que je pense. C’est très important de reprendre la régulation des prix agricoles.

Au final, ce que je veux dire, c’est que le politique doit avoir le droit de réguler des prix selon des impératifs soit écologiques, soit sociaux, soit culturels… et la société a le droit de ne pas laisser au marché l’organisation de la société elle-même et de tout un ensemble d’industries. En même temps, je ne crois pas qu’il faille que l’État régule tous les prix et qu’on n’ait plus le droit, sur le bon coin de décider à quel prix on va vendre sa voiture d’occasion ou sur Vinted, ses vêtements déjà portés. Donc il faut forcément aussi qu’on puisse avoir un marché autonome dans tout ce qui n’est pas au cœur de la stratégie économique ou des. Par exemple, la culture dans le livre, je le dis en France, c’est important. Donc on va continuer de réguler les prix, les prix du livre, mais dans d’autres pays, on peut faire d’autres choix et c’est très bien. On a le droit d’avoir des mécanismes de contrôle des prix qui soient différents d’un pays à l’autre.

L’un des problèmes d’ailleurs de la mondialisation, c’est qu’elle a tendance à tout uniformiser et du coup, on a l’impression qu’on ne peut plus avoir des politiques autonomes. D’ailleurs, si on protège le prix unique du livre en France, c’est parce que la culture a été enlevée de tous les accords internationaux. Ça aussi, on ne le dit jamais. C’est possible d’avoir des accords de libre-échange qui protègent des secteurs. Comme la culture est protégée, on pourrait voir l’agriculture qui serait protégée ou d’autres choses. En fait, les pays ont le droit de le faire en fait.

Je résume mes deux idées. La première, c’est qu’on n’est pas obligé d’avoir un prix par bien, on peut avoir différents prix pour le même bien. D’ailleurs c’est comme ça que fonctionnent les marchés traditionnels, idée qui revient souvent dans le livre. Mais un marché traditionnel, ce n’est pas un marché où le prix est affiché et où n’importe qui peut acheter. C’est un marché où le prix est négocié, c’est dans le processus de négociation que le prix se crée, et il est négocié individuellement par l’acheteur. Un marchand traditionnel n’affiche pas ses prix. Il attend de voir le client qui arrive et il essaye de comprendre le client, combien il peut payer et il va lui faire payer le prix. Un prix qui peut être très différent selon que le client est riche ou pauvre pour un même gain. Voilà donc l’idée d’avoir plusieurs prix pour un même bien. Ce n’est pas forcément synonyme d’inefficacité. Deuxièmement, l’État a le droit d’intervenir dans les prix. Il pourrait le faire dans l’agriculture, il devrait le faire dans l’énergie. Il devrait également, c’est un impératif écologique, réorganiser un contrôle de tous les prix qui sont au cœur de la transition écologique et en particulier l’énergie, le pétrole, etc.

 

Dans un article publié pour Elucid, vous adoptiez une position « ni croissance verte, ni décroissance ». Selon vous, le seul mécanisme des prix si cher aux néolibéraux ne pourrait suffire à organiser la transition écologique. A l’inverse, les partisans de la décroissance négligeraient l’acceptabilité sociale de leurs solutions…

Pourquoi la décroissance est importante et pourquoi ça m’intéresse ? Parce que vraiment, il y a derrière les théories de la décroissance une radicalité stimulante intellectuellement. L’idée est de recréer une société à partir de zéro qui ne serait pas orientée vers l’augmentation du PIB donc, mais vers une forme de de décroissance conviviale. C’est le mot qui est très souvent utilisé par ces auteurs-là. Le problème, c’est que ces auteurs sur la décroissance, il manque un peu de caractère opérationnel. C’est-à-dire qu’est-ce qu’ils vont faire concrètement pour organiser la sortie de la décroissance ? Pour moi, ce n’est pas clair, c’est-à-dire qu’il y a des propositions, mais parfois elles ne fonctionnent pas, ou alors elles sont de l’ordre de l’abstrait. Par exemple, il y a un truc qui est assez amusant chez les auteurs de décroissance : ils disent qu’on est obsédé par le PIB, qu’il faut supprimer l’indicateur du PIB. Mais ce n’est pas parce qu’on va supprimer l’indicateur du PIB qu’on va supprimer la croissance, parce que la croissance, elle existe bien avant l’indicateur. L’indicateur a été inventé pour quantifier la croissance, mais la croissance, l’indicateur, a été inventé dans les années 1930. La croissance économique, elle, commence dès la Révolution industrielle à la fin du XVIIIᵉ siècle. Donc ce n’est pas parce qu’on a un indicateur que forcément on a la croissance, c’est la croissance qui crée l’indicateur et pas l’indicateur qui crée la croissance. Donc supprimer l’indicateur du PIB, ça ne servira absolument à rien. En tout cas, ça ne nous permettra pas de réduire la croissance économique en tant que telle. La croissance est bien d’autres choses.

Deuxièmement, c’est la raison pour laquelle je m’opposais un peu à cette réflexion sur la décroissance et croissance verte : il y a cette opposition qui est pour moi un peu factice entre, d’une part, ceux qui pensent que la transition écologique nécessite des innovations et sera possible avec des innovations sans changer profondément – pour moi, ils font un pari technologique extrêmement risqué car concrètement, on n’a toujours pas l’énergie décarbonée parfaite, on a quand même des contraintes en termes de matières premières, d’accès à l’énergie qui risquent de se renforcer, donc dire qu’on va toujours pouvoir, avec la technologie, résoudre tous les problèmes écologiques me semble très optimiste et en fait peu réaliste – puis on a l’autre partie, les gens qui sont promeuvent la décroissance, qui disent que vu que la technologie ne suffira pas, qu’il faut la décroissance et rompre avec la technologie. Pour moi, il y a un autre problème. C’est-à-dire que si on rompt avec la technologie, alors des solutions qui pourraient nous aider à moins décroître, c’est-à-dire à gagner à préserver une partie de notre niveau de vie, sont refusées par avance. J’ai envie de dire c’est idiot. Si la technologie est là pour nous aider, en fait, ce n’est pas vrai que la technologie soit toujours néfaste. Si on arrive à faire la fusion nucléaire, on aura une énergie ultra abondante, sans déchet et ça serait quand même une des meilleures choses qui pourrait nous arriver. Donc il y a chez les décroissants une opposition à technologie qui pour moi est un peu absurde. C’est-à-dire que si l’objectif c’est vraiment de baisser nos émissions et de sauver la planète, et si la technologie peut nous aider à ça, pourquoi ne pas utiliser la technologie ? Je veux dire, à part si on est dogmatique, anti-technologie, il n’y a aucune raison de se priver d’un moyen qui permettrait de d’améliorer notre efficacité économique et de préserver nos ressources.

 

Vous dénoncez d’ailleurs la présence, chez Serge Latouche, d’un certain écologisme réactionnaire…

Quand on lit Le pari de la décroissance, de Serge Latouche, mais quand on lit aussi d’autres auteurs décroissants, il y a une technophobie manifeste, c’est-à-dire qu’ils veulent revenir aux sociétés antérieures. Latouche ne cesse de parler en bien des sociétés traditionnelles, sans jamais voir que ce sont des sociétés où l’on meurt très jeune (on a une espérance de vie à 40 ou 50 ans), où la mortalité infantile est extrêmement élevée, où les droits des femmes n’existent pas pour lui. Il y a un refus de la modernité qui est évidemment problématique. Certes, tous les décroissants ne sont pas sur ce sur ce niveau-là, mais quand on pense que le problème est la technologie et le progrès, qu’on refuse même la notion de développement, pour moi, on est réactionnaire. Lui se défend de l’être. Mais c’est comme pour Hayek qui ne serait pas conservateur : ce n’est pas parce qu’on le dit qu’il faut nous croire sur parole. Lorsqu’on est pour le retour à des sociétés traditionnelles, pour moi, on est réactionnaire. C’est la définition même de la réaction.

Alors le problème, c’est que le refus technologique est pour moi une impasse. Pourquoi ? Parce qu’il y a un problème à vouloir décroître le PIB comme ça en disant « La décroissance, c’est mieux ». Décroître le PIB, c’est décroître les revenus. Donc il faut limiter la baisse des revenus des gens. Or, pour limiter la baisse du revenu des gens, eh bien il faut garder de la technologie. Parce que ce qui fait qu’aujourd’hui on a une production de richesse, qui est plus élevée qu’il y a 50 ans, c’est qu’on a des technologies, des machines qui nous aident à produire. Si on baissait les technologies et les machines, on perdrait en productivité du travail, c’est-à-dire qu’on produirait moins avec la même quantité de travail. C’est contradictoire avec des idées des décroissants qui est de dire « Eh bien, il faut libérer du temps ». Libérer du temps, on le fait parce qu’on a des machines. Donc là il y a une contradiction chez les décroissants qui sont à la fois pour le temps libre et contre les machines.

Pour moi, on ne peut pas être pour les deux. C’est-à-dire que si on veut avoir plus de temps libre, en fait, il faut mécaniser, il faut maintenir un niveau de mécanisation. On peut en maintenant le niveau de mécanisation, avoir plus de temps libre en baissant la production de richesse. Mais on ne peut pas à la fois détruire les machines, baisser le PIB et gagner en temps libre. Si on a moins de machines, il va falloir qu’on travaille plus et si on veut travailler. Si on veut, si on veut produire moins, si on accepte de produire par exemple 30 % de moins mais qu’on dé-mécanise de manière que la production du travail baisse de 50 %, alors ça veut dire qu’il faudrait travailler plus pour produire 30 % de moins.

La croissance verte autant que possible et la décroissance autant que nécessaire.

Voilà, donc c’est ça que je ne comprends pas chez les décroissants, c’est ce refus de la technologie. C’est pour ça que je les oppose un peu. Je ne suis pas d’accord avec l’opposition croissance verte / décroissance. Autant je crois que la technologie seule ne suffira pas à organiser la transition écologique, autant je pense que refuser la technologie par avance revient à s’empêcher d’organiser la décroissance. Dans ces conditions, quelle serait la formule ? Pour moi, ça serait la technologie, la croissance verte autant que possible. C’est-à-dire que si on a des solutions technologiques, allons-y. Le nucléaire en fait partie, par exemple, pour la décarbonisation, même si ça ne suffira pas et même si ce n’est pas universel, et même si le temps de construction de centrales nucléaires est incompatible avec l’urgence dans laquelle on est. Mais si on a une centrale de plus, ça sera toujours ça de gagné. Donc la croissance verte autant que possible, et puis la décroissance autant que nécessaire. C’est-à-dire que si on n’a pas le choix et il faut réduire nos activités pour éviter de détruire la planète, soit, réduisons nos activités. Mais la décroissance n’est pas un bien en soi. Avoir des gens qui ont deux fois moins de revenus, ce n’est pas un bien en soi.

Ce n’est pas parce qu’on dit que l’argent ne fait pas le bonheur que, dans la réalité, quand on a moins d’argent, on est plus heureux. Trouvez-moi une personne qui est plus heureuse avec moins d’argent : je n’en connais pas beaucoup. Le paradoxe, c’est qu’on peut tout à fait dire que plus d’argent ne rend pas plus heureux. C’est d’ailleurs ce que montrent les statistiques. Pour autant, ça ne signifie pas que moins d’argent rende plus heureux. C’est là, il y a une forme de sophisme fondamental chez les décroissants. La décroissance, c’est la baisse du PIB. Tout le monde m’a dit « Non, non, non, ce n’est pas que la baisse du PIB », mais en fait, tous les livres que j’ai lu sur la décroissance commencent par la critique du PIB et pourquoi il faut baisser le PIB. Donc oui, la décroissance, c’est la baisse du PIB. La baisse du PIB, c’est la baisse des revenus. Après, on peut dire que la baisse de revenu va nous rendre plus heureux, mais j’attends de voir. Je n’ai jamais vu personne être heureux de perdre en revenus. Alors après, je comprends bien que chez les décroissants, il y a l’idée que tout le monde ne va pas perdre en revenus de la même façon et ça c’est évident. Mais si on baisse de 30 ou 50 % le PIB, les pauvres ne sont pas épargnés. Il y a une façon assez simple de quantifier ce que signifie une baisse du PIB. De même, pas de 50 %, de 30 %. Le PIB français est composé d’un quart d’investissements. L’investissement sert à renouveler notre système productif. Je veux dire, si on ne peut pas produire de richesses, il n’y a pas de machines, de bâtiments, des choses comme ça. 25 % de services publics et 50 % de consommation des ménages. Voilà, c’est facile. Un quart, un quart, une moitié. Si on baisse le PIB de 50 % et qu’on veut maintenir les services publics, et qu’on maintient une partie de l’investissement parce qu’il faut quand même investir pour organiser, il ne reste quasiment plus rien pour la consommation des ménages.

Dans l’exemple le plus caricatural, qui est un exemple simplifié, si on baisse le PIB de 50 % et qu’on maintient les 25 % d’investissement et les 25 % de services publics, alors il n’y a plus aucune consommation des ménages, tout le PIB. Alors, les gens ont zéro de revenu net. En fait, tout ce qu’ils ont, tout ce qu’ils gagnent, ça va dans les impôts ou dans l’épargne pour financer l’investissement. Voilà. Je veux bien qu’on me dise on sera tous plus heureux en consommant moins, mais qu’on me dise qu’en divisant par deux le PIB, on va tous consommer zéro et on sera tous heureux, je n’y crois pas. On peut avoir des services publics qui nous nourrissent. Ça, c’est la société soviétique. Il n’y a plus de marché, tous nos besoins fondamentaux sont délégués à l’Etat qui nous loge, qui nous nourrit, qui nous soigne. Mais on ne peut plus rien acheter. Même dans l’Union soviétique, on avait quand même des gens qui pouvaient faire ce qu’ils voulaient de leurs revenus. Donc, une société sans consommation individuelle, ça n’existe pas. Je veux bien qu’on dise qu’on va baisser le PIB, diviser par deux le PIB en divisant par deux les services publics, en divisant par deux l’investissement et en divisant par deux la consommation. Mais dans ce cas-là, on a moins de services publics. C’est aussi simple que ça. Et donc ça aussi, les décroissants ne sont pas d’accord. Moins d’investissements, ça peut vouloir dire aussi des routes qui se dégradent, des bâtiments qui s’effondrent. Est-ce cela que nous souhaitons ?

 

A la lecture de vos deux derniers ouvrages, il ressort un paradoxe tout à fait amusant : certains contempteurs de gauche du néolibéralisme, tout compte fait, s’inscrivent parfaitement dans ce système néolibéral. A vos yeux, le revenu universel procède de la même erreur…

Si on redéfinit le néolibéralisme comme on l’a défini tout à l’heure, c’est l’État au service du marché. Le marché a besoin de quoi ? Il a besoin de dépenses marchandes, de gens qui aient l’argent et qui vont le dépenser. Qu’est-ce que c’est que le que le revenu universel ? C’est distribuer de l’argent aux gens pour qu’ils le dépensent sur le marché. Donc déjà, je pense que donner de l’argent aux gens, faire de l’Etat une tirelire qui va créer des revenus pour les gens, revenus qui vont être dépensés sur le marché, ce n’est pas très contradictoire avec le principe de mettre l’État au service du marché. En fait, c’est même clairement l’un des aspects dans lesquels on peut renforcer le marché. C’est-à-dire qu’il y a une réflexion à avoir sur quel doit être le rôle premier de l’État. A titre personnel, je pense que le rôle premier de l’Etat n’est pas de servir le marché, mais bien de servir la société. Il faut lui donner des choses qu’elle ne trouve pas ailleurs. Ce que l’Etat peut faire pour la société, c’est produire des biens et des services non-marchands. C’est-à-dire que l’Etat doit être producteur, il doit produire des services publics de transport, de santé, de logement, etc. On peut étendre à l’alimentation, la préservation de l’environnement voire sa réparation. En somme, le non-marchand est un élément extrêmement important de la société. Aussi, je pense que l’essentiel de la fiscalité doit être consacré à la production de biens et services non-marchands. Je suis absolument contre le fait qu’on consacre une partie importante de la fiscalité à redistribuer cet argent de manière indiscriminée, pour que les gens puissent ensuite le dépenser sur les marchés.

Alors je ne suis pas contre le fait de donner du RSA aux gens qui ont des besoins, parce que là c’est discriminer. Ce sont des gens qui sont en faibles ressources, ils ont le droit à des revenus minimums qui d’ailleurs ne correspondent pas à leur niveau de vie puisqu’une partie du niveau de vie des personnes au RSA, c’est justement les services publics, ils doivent être préservés. Je ne suis pas contre les retraites, c’est de l’argent distribué aux gens, certes, mais c’est de l’argent qui est lié à des cotisations sociales, donc au fait qu’on a toute une vie de travail derrière nous.

Selon moi, le revenu universel traduit une drôle de conception de l’Etat, où il faudrait qu’il se débarrasse de l’argent qu’il a récupéré par la fiscalité, le redonne aux gens, lesquels pourront le dépenser sur les marchés. Je suis absolument contre cette vision-là. J’ai compris que les partisans du revenu universel disent que cela permettra aux gens de libérer du temps, d’être moins stressés par la vie, de moins travailler. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le revenu universel est très présent chez les écologistes. Ces gens-là voient la chose toujours du point de vue de l’individu : « Si j’ai de l’argent tous les mois, alors je peux ne pas travailler, je peux vivre une vie plus douce, je peux vivre la décroissance ». Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’on ne peut pas raisonner d’un point de vue économique uniquement à partir des cas individuels. Il faut regarder cela comme une boucle, c’est-à-dire que donner de l’argent aux gens, c’est leur donner un droit de consommer le travail d’autrui. Ces 1 000 € mensuels de revenu universel, ils n’ont de valeur que si d’autres gens travaillent pour moi. C’est la première chose. Si maintenant, imaginons que j’ai donné 1 000 € à tout le monde et que tout le monde dit « Dans ce cas-là, j’arrête de travailler puisque j’ai 1 000 € de rente par mois ». Cet argent, il achètera quoi ? Il n’achètera rien parce que personne ne sera là pour produire les richesses qu’on nous a promis avec ces 1 000 €. C’est là qu’on voit le problème. C’est-à-dire que l’argent n’est pas de la richesse. La richesse est toujours produite du travail. On peut avoir des richesses naturelles aussi, mais l’essentiel de ce qu’on achète avec de l’argent, c’est produit par le travail de quelqu’un d’autre. Et donc, si on veut diminuer le travail, il ne faut pas distribuer plein de revenu aux gens. C’est juste contradictoire.

Donc qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut étendre la gratuité, c’est-à-dire étendre le non-marchand et, dans ce cas-là, il faut baisser la valeur de l’argent. En fait, une société idéale, c’est une société où il y aurait plus de RSA, il y aurait plus de revenu minimum qu’on verserait aux gens parce que l’essentiel de ce dont on a besoin pour vivre serait gratuit. Ça, c’est une société intéressante. Alors moi je ne dis pas qu’il faut supprimer l’argent, j’ai lu des gens sur Twitter [X désormais, ndlr] qui parlent de société post-monétaire, etc. Je pense que l’argent est très utile parce que je pense que le marché doit garder un rôle, une place dans nos vies. Mais l’idée selon lequel on pourrait distinguer les besoins fondamentaux et les besoins, on va dire de loisirs, ce n’est pas absurde. On pourrait avoir des besoins fondamentaux limités qui seraient gratuits et tout ce que l’on veut faire ailleurs, ça pourrait être marchand. Ça ne me dérangerait pas. Mais ça du coup, si on avait une société comme ça, et bien on ne distribuerait plus de revenu minimum aux gens. Est-ce que tous les besoins seraient gratuits ? Tous les besoins fondamentaux seraient gratuits. Donc, s’ils veulent plus que le fondamental, il faut qu’ils travaillent. Et ça me semble normal en fait. Je renvoie les gens à d’autres travaux, notamment à ma conférence sur le revenu universel.

 

L’une des hypothèses communes des partisans du revenu universel est celle de la « fin du travail ». Au vu des avancées des modèles d’intelligences artificielles, ne s’avance-t-on pas plus vite qu’on ne le pense vers un monde sans travail ?

Beaucoup de gens effectivement ont écrit là-dessus, mais je trouve que c’est une vision tellement abstraite. En fait, ce sont des gens dont le travail consiste à taper sur un clavier d’ordinateur qui disent que ChatGPT va supprimer le travail. Or, le travail, c’est des gens qui vont débarrasser les poubelles dans les rues, qui vont les nettoyer, les ouvriers qui sont sur leurs machines, les agriculteurs qui cultivent du blé avec leur tracteur, etc. ChatGPT ne remplacera pas ces emplois-là. C’est-à-dire qu’il supprimera les emplois de ceux qui sont effectivement derrière leur ordinateur pour écrire des textes. Mais ce n’est pas ça qui produit des richesses, en fait. D’ailleurs, c’est amusant de voir tous ces gens qui effectivement sont des cadres supérieurs et qui voient ChatGPT un peu comme la créativité, l’art, la capacité à écrire des rapports, des dissertations. Ils se disent « Ah, le travail va disparaître ». Non, leur travail peut être va disparaître, mais le travail, non. Parce que les infirmières s’occupent des gens, les policiers qui surveillent les bâtiments publics ou qui font la circulation, les réparateurs, les techniciens… tous ces gens-là, ils ne sont pas menacés dans leur boulot.

On a parlé longtemps de la voiture autonome, on n’a pas réussi à la mettre en place (et pourtant, moi j’y croyais). On n’y arrive pas et, en particulier, l’un des problèmes, c’est celle de la responsabilité juridique en cas d’accident. Parce que des accidents, il y en aura toujours. La voiture autonome qui ne peut pas faire d’accident, on n’aura pas réussi à la construire. Donc cela pose tellement de problèmes juridiques qu’ils ont renoncé quasiment tous à faire une voiture autonome ? Donc non, ChatGPT ne va pas supprimer le travail, désolé. En tout cas, peut être certains travaux de gens qui sont derrière leur ordinateur et qui tapent des trucs, mais pas le travail. On ne remplacera pas un cours de TD par un ordinateur. Donc non, il faut distinguer le travail de l’esprit, qui est l’apanage de tout le monde (tout le monde peut penser écrire des textes, et c’est très bien), de l’effort collectif qu’il faut pour qu’on puisse vivre. Là, il faut des gens pour nous nourrir, pour nous faire des vêtements, pour nous construire des bâtiments. Ce ne sont pas des œuvres de l’esprit mais bien des choses concrètes.

 

Déclin et chute du néolibéralisme, David Cayla, édition DeBoeck supérieur, 19,90 €

 

Entretien réalisé par Valmont Puren, retranscrit par Pierre Cazemajor et Théophile Noree.

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