Les effets pervers de la vitesse

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La ligne grande vitesse, que l’on réduit usuellement à l’acronyme LGV, n’en finit plus d’être associée à la performance et à l’attractivité économique. Les élections municipales de mars dernier en France ont encore permis de le constater : chaque métropole veut sa propre ligne LGV, gage prométhéen de prospérité et de croissance. Pourtant, une fois la fascination initiale passée pour une technologie hors normes -on parle de trains circulant à plus de 250 km/h- les effets pervers de la LGV devraient retenir toute notre attention et nous inquiéter sur notre qualité de vie.

Un danger pour la qualité de vie ?

La LGV est un accélérateur du processus de gentrification des métropoles françaises. Elle tend à accroître l’occupation des centres urbains par les populations aisées, quand les plus faibles sont relégués à la périphérie des villes. Les lignes grandes vitesse créent un afflux supplémentaire de touristes dans les villes reliées par le réseau. Ce flot est une opportunité de croissance pour les secteurs touristiques, mais une catastrophe pour les urbains. Il crée directement un rationnement des offres de logement disponibles, lui-même amplifié et nourri par le phénomène Airbnb [1]. Il faut ajouter à cela les cadres supérieurs qui sont à présent en mesure d’exercer leur métier à Paris, où les emplois présentent l’avantage d’être mieux rémunérés avec davantage de perspectives d’évolutions, tout en continuant à habiter en province, où les loyers sont moins chers et la qualité de vie meilleure. À Laval par exemple, ville-étape de la LGV Rennes-Paris, ce sont une centaine de cadres qui travaillent dans la capitale tout en continuant à vivre en Mayenne. Ce chiffre est en augmentation depuis juillet 2017, date de mise ne service de la ligne [2].

Ces phénomènes conjugués créent un rationnement d’offres de logement, et nourrissent la spéculation immobilière. À Strasbourg, un premier tronçon de LGV desservant Paris a été inauguré en 2007. En 2012, le prix des appartements anciens avait augmenté de 80% dans la capitale du Grand Est. Même chose à Marseille, où 5 ans après la mise en service de la ligne à grande vitesse Paris-Marseille, en 2001, la ville connaissait une augmentation de 131% du prix de ses appartements anciens [3].

Une mise en concurrence des métropoles

Les lignes à grande vitesse renforcent la centralisation parisienne. La réduction du temps de déplacement entraine une relocalisation des pouvoirs décisionnels vers Paris, plus attractive, et de loin, du point de vue des fonctions de commandement. La connexion des grandes métropoles avec la capitale crée également une situation de concurrence brutale. Prenons la ligne Bordeaux-Paris. Celle-ci fut inaugurée en 2017 sous le nom de « LGV Sud Europe Atlantique ». Pourtant, le Sud-Ouest compte deux grandes métropoles : Toulouse et Bordeaux. C’est donc cette dernière qui profite des avantages de la ligne. Toulouse a beau être une ville plus grande en termes de population et de superficie, c’est Bordeaux qui est plébiscitée en terme d’accueil de jeunes actifs qualifiés, de retraités aisés, et de tourisme [4]. En 2011, Jean-Pierre Wolff, professeur en Géographie à l’Université Toulouse II, écrivait déjà : « Bordeaux dispose avec la LGV d’une rente de situation dans le Grand Sud-Ouest, pour renforcer sa position métropolitaine, en particulier par rapport à Toulouse » [5]

Ce phénomène ne touche pas que les métropoles. Cette même LGV dessert également Angoulême et Poitiers, qui tirent les mêmes gains à leur échelle, au détriment de Guéret et Limoges, qui sont presque sur le même itinéraire, mais n’en bénéficient pas pour autant. On pourrait le résumer à la manière de Gilles Pinson, chercheur en science politique urbaine : « si la politique d’aménagement par la grande vitesse booste certains territoires, elle en coule d’autres » [6]. Cette logique de sélection par la vitesse est sans fin : ici, Paris gagnera plus que Bordeaux, qui gagnera plus que Toulouse, qui elle-même gagnera toujours plus qu’une ville moyenne.

Le mythe du progrès

La LGV s’inscrit finalement dans le mythe du progrès perpétuel. Dans l’esprit des gens, elle épouse l’idée que l’avancée technologique va de pair avec l’amélioration de la condition de la vie humaine. Il faut le comprendre : dans une société technique où rien n’est mis au-dessus de la performance, les gains de temps et de vitesse ne peuvent être que bons. L’expérience devrait pourtant nous pousser à nous en tenir à la leçon de René Char : « Comme l’homme, le progrès est receleur de son contraire ». Autrement dit, chaque progrès cache aussi un anti-progrès. Les lignes grandes vitesses nous rapprochent les uns des autres et ouvrent de nouvelles perspectives économiques, humaines. Toutefois, elles font peser une série de contraintes sur notre qualité de vie : augmentation drastique du prix moyen des loyers en métropole, délocalisation d’emplois, transfert de compétences et savoir-faire, mise en concurrence brutale des villes, etc.

En 1993 déjà, Jean-Marc Offner, directeur de l’agence d’urbanisme de Bordeaux, lâchait un pavé dans la mare : non, il n’y a pas d’effets automatiques entre l’ouverture d’une infrastructure de transport et le développement économique d’un territoire [7]. Ce dogme qui associe infrastructures de transport et croissance économique, si cher à nos élites connectées, est une chimère. La LGV devait nous apporter l’inclusion, elle ne nous a offert que la sélection.

Elouan Picault

 

[1] https://immobilier.lefigaro.fr/article/les-prix-immobiliers-de-bordeaux-et-rennes-dopes-par-l-effet-tgv-_d85749fc-5cb2-11e7-9597-7bc7fc02e415/

[2] https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/laval-53000/lgv-en-mayenne-ils-habitent-laval-mais-vont-travailler-paris-5633127

[3] https://immobilier.lefigaro.fr/article/les-prix-immobiliers-de-bordeaux-et-rennes-dopes-par-l-effet-tgv-_d85749fc-5cb2-11e7-9597-7bc7fc02e415/

[4] https://www.cairn.info/revue-norois-2018-3-page-109.htm

[5] https://www.cairn.info/revue-norois-2018-3-page-109.htm

[6] https://objectifaquitaine.latribune.fr/infrastructures/2016-12-16/-les-impacts-de-la-lgv-bordeaux-paris-peuvent-etre-positifs-comme-negatifs.html

[7] https://www.cairn.info/revue-norois-2018-3-page-109.htm

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